Vous posez la question dans un livre écrit avec Aurélien Barrau : dans quels mondes vivons-nous ? Le world trade center, Fukushima, Charlie Hebdo, le Bataclan, l’armée dans les rues, le Covid-19… Qu’est-ce donc que ce monde pour cette génération-là ?
Pour quelqu’un de mon âge, c’est très frappant : il y a un caractère d’accélération. La première grande chose imprévisible a été la chute de l’URSS. Tout ce qui s’est passé depuis n’est qu’une suite d’événements imprévisibles. À partir de là, tout le monde a commencé à être un peu perdu : comment penser les choses depuis les quinze dernières années ? Tout s’est précipité et porte en lui le caractère de l’imprévisible, le virus en fait partie, même s’il fait partie de scénario qu’on aurait pu projeter. Il y a 20 ans, je ne pouvais pas penser de la même manière, il y avait peut-être encore quelque chose du progressisme qui n’était pas complètement mort. L’an 2000 a été vécu comme un pas de plus, comme une conquête, et par d’autres, comme une constatation d’un état du monde un peu perdu. En 2000, on savait déjà qu’il y avait un énorme problème avec la politique, avec la démocratie. Dans la vie personnelle, on sent bien que quelqu’un chose ne va pas, et puis un beau jour, l’imprévisible arrive. Que veut dire cette accélération ?
Et puis, nous sommes une civilisation qui n’arrête pas de s’auto-critiquer, qui fait de la critique une consommation : on critique tous les méfaits de la civilisation (nous sommes victimes de nos smartphones, des réseaux sociaux) et cela correspond à l’idée que la révolution est en panne. L’idée de la révolution est vraiment une idée spirituelle ou ça n’est pas. L’idée de la république, c’est une idée à laquelle on n’a plus jamais vraiment donné corps et l’idée de la révolution, c’est l’idée d’une communauté et d’une gestion commune.
Après le confinement, on constate que de nombreuses personnes et familles font le choix de l’exode urbain, du retour vers la nature, comment expliquez-vous ce phénomène qui va désormais en s’amplifiant ?
Tout ça traduit une certaine lassitude de la vie telle qu’on la connaît : du travail en ville, des obligations diverses et variées, de la soumission au système du travail, des transports… Mais le confinement a aussi vu émerger un besoin de proximité qui annonce le déclin des grandes surfaces : ici ou là, on a vu des quartiers revivre. Même si on ne va pas reconstituer une économique antérieure à celle de l’industrialisation, tout ça ne peut être qu’un signe. L’homme a besoin de sensible, de sens, de signes justement ; et notre civilisation tourne à l’absence de signes. Elle est bourrée de signaux : c’est vert, c’est rouge, c’est positif, c’est négatif, mais quelque part, le sens a été perdu. Tout ce que cette période signifie, c’est que nous recherchons du sens.
Dans quels mondes vivons-nous ?, Aurélien Barrau et Jean-Luc Nancy, éd. Galilée
L’expérience de la liberté, Jean-Luc Nancy, éd. Galilée
Propos recueillis par Cécile Becker
Photos Jésus s. Baptista et Pascal Bastien