Samuel Theis : « À la maison, on ne valorisait pas l’école »

Après Party Girl, inspiré de l’histoire de sa mère, Samuel Theis restitue une partie de son enfance mosellane dans Petite Nature. À dix ans, grandissant dans une famille monoparentale désoeuvrée, Johnny passe la plupart de son temps libre à s’occuper de sa petite sœur. Issu des classes populaires, le jeune garçon semble avoir hérité du rôle d’un père absent et des responsabilités d’adulte que celui-ci implique. S’accommodant jusqu’alors de sa condition sociale, le regard valorisant d’un nouveau maître d’école va déclencher une véritable prise de conscience chez Johnny. Porté par la justesse désarmante de ses acteurs à commencer par Aliocha Reinert, solaire et sidérant, Petite Nature fait le récit délicat des premiers éveils et tourments d’un enfant en quête d’émancipation. 

Petite nature - Samuel Theis
À dix ans, Johnny est un enfant débrouille qui a hérité de la place du père.

Après Party Girl qui s’inspirait de l’histoire de votre mère, y a t’il une part autobiographique dans Petite Nature ?
Je restitue en grande partie une expérience intime que j’ai vécu. Enfant, j’ai fait la rencontre à l’école d’un professeur qui m’a marqué, qui a été un guide. Je ne me suis pas seulement éveillé intellectuellement, beaucoup de choses ont eu lieu. Cette admiration s’est transformée en état amoureux et cet état amoureux s’est transformé en une demande de plus en plus forte. Comme Johnny, je me suis mis en danger. J’ai eu envie d’en parler à travers un film, sans jeter un regard mélancolique sur mon enfance, en faisant le portrait d’un enfant d’aujourd’hui dans une école d’aujourd’hui, très différente de ce que j’ai connu dans les années 80. Notamment, sur la question de la mixité sociale mais aussi sur le statut qu’avaient les profs et sur toutes les questions d’affect. Quand j’avais 10 ans, particulièrement dans les petites villes où tout le monde se connaissait, les profs venaient à la maison. Il y avait une forme d’insouciance, de complicité, qui n’est plus du tout celle d’aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a beaucoup de crispation sur la question des abus qui ont pu avoir lieu, à juste titre évidemment, car il y en a eu énormément. Du coup, on n’enseigne plus de la même manière et que ces peurs d’aujourd’hui, on ne sait pas très bien quoi en faire. C’est aussi ce qui m’a motivé à porter ce récit à l’écran. Parce qu’il y a encore un grand tabou sur la question de la sexualité des enfants. Une forme de silence. Il faut être capable d’affronter ça, de le regarder de manière apaisée, de trouver les mots. Je pense que ça aidera tout le monde. 

On perçoit cette peur, notamment à travers la scène où Adamski (le professeur interprété par Antoine Reinartz) demande à Johnny de laisser la porte de la classe ouverte, lorsqu’ils s’y trouvent seuls tous les deux.
Je pense que c’est une ineptie. Je suis sûr que l’affect a une place extrêmement importante dans la transmission. Un enfant ne se dépassera jamais uniquement parce que c’est bien d’apprendre et que les études vont l’amener quelque part. Il se dépasse pour quelqu’un, ça peut-être ses parents mais aussi son prof. De la même manière, un prof ne peut pas réellement transmettre s’il garde une forme de distance. Il y a de l’émotion dans le savoir, de la sensation, de l’excitation. De la libido même. Quand j’ai découvert le théâtre et que j’avais toute une culture d’auteurs à rattraper, j’achetais mes livres avec boulimie. Foucault et Bourdieu en ont très bien parlé. On parle de libido sciendi. Le savoir est un substitut au pouvoir, quand on ne peut pas obtenir le pouvoir dans une forme de hiérarchie sociale, le savoir peut pallier à ça. On peut se sentir puissants parce qu’on sait des choses et qu’on maîtrise notre sujet. Forcément, ça crée de l’excitation. 

À dix ans, Johnny est un enfant débrouille, il a hérité de la place du père. Une place qui n’est pas censée être dédiée à un enfant, il a d’ailleurs un frère aîné qui n’en veut pas.
Le grand frère a déserté cette place parce que c’est une place de responsabilités. Je pense également que Johnny la subit et qu’en même temps c’est une place géniale quand on est enfant. C’est une forme de pouvoir que de tenir le foyer et prendre les décisions. J’ai vécu les choses de cette manière dans ma famille. Je trouvais important vu la trajectoire de Johnny dans le film, de bien sceller au départ qu’il est le soutien absolu à sa mère dont elle ne peut se passer et que tout ceci rend sa décision et son choix de partir encore plus difficiles.

« Il faut éduquer le regard des personnes issues de milieux populaires, leur apprendre que les récits de leurs vies ont de la valeur »

Quand Johnny exprime le désir de partir étudier,  sa mère émet un refus catégorique. Est-ce une preuve d’égoïsme de sa part ?
Elle est plus pragmatique qu’égoïste. Elle n’a pas le choix. Elle a un boulot qui l’empêche de s’occuper de ses enfants à temps plein, donc si lui disparaît que va-t’il se passer ? Quand elle dit au professeur : « Ne lui mettez pas trop de choses dans la tête parce qu’après il va se raconter des histoires », c’est une forme de résignation. Ne pas s’autoriser à penser qu’on peut prétendre aux mêmes choses que les autres, c’est une manière de se résigner à une forme de déterminisme et de se dire nous on a droit à ça, pas plus. 

Elle s’est résignée à sa condition, mais Johnny non.
À la maison, on ne valorisait pas l’école. J’avais plaisir à étudier mais je devais aussi contrer cette espèce de regard de ma famille qui se moquait de moi en  me traitant d’intello. Aussi parce que pour eux, il n’y avait pas vraiment d’issue à l’école. Pour quoi faire ? Car tout le monde sait que le chemin de l’école est long, que passé le collège, le lycée, les choses deviennent plus difficiles. Ils ne vivent pas dans une grande ville, est-ce qu’il aura les moyens de se payer un studio, une école, les frais ? C’est tout ça que contient le fait de se dire : « Non, ce n’est pas pour nous. »

Antoine Reinartz interprète le professeur qui va servir de guide à Johnny.

Lorsqu’Adamski demande à ses élèves quelle serait leur vie rêvée dans 20 ans, Johnny est incapable de se projeter. Est-il déjà trop ancré dans un quotidien où les responsabilités laissent peu de place aux rêves ?
Il ne rêve pas car il n’a encore rien vu qui le fasse rêver. Quand d’autres enfants disent qu’ils rêvent d’aller à Dubaï ou d’être serveurs à Miami, ce sont des rêves de télé-réalité. C’est le principe du désir. Pour désirer quelque chose, il faut le connaître et ce que connaît Johnny ne le fait pas rêver. Il va apprendre à rêver au contact d’Adamski. Cette première scène de classe raconte quelque chose de l’ordre social. Personne ne se rêve médecin ou architecte. La plupart d’entre eux n’ont même jamais vu la mer. Ça raconte à quel point le simple fait de se déplacer s’avère difficile. La question de la mobilité est déjà un luxe. Ce qui est intéressant dans le parcours de Johnny, c’est qu’il va à la rencontre de lui-même. C’est un film sur l’affirmation de soi et cela passe par le fait de se dire : « Pour être moi, il faut que je parte, je ne peux pas être moi avec vous, au milieu de vous. » Et il suffit de faire 30 km pour que déjà un autre monde existe.

Grâce au regard valorisant de son professeur, Johnny commence à rêver d’un avenir différent. Dans une scène à table, il explose à propos des sous-marques qu’achète sa mère, il se révolte contre l’immobilisme de sa famille qui ne cherche plus à sortir de sa condition sociale.
Cette injustice sur la question des privilèges crée en lui une colère qui va devenir son moteur. La question des sous-marques représente ce hiatus entre les mondes. Il a extrêmement honte. Cette honte sociale, c’est quelque chose que j’ai ressenti violemment. Longtemps, je mentais sur mes parents, sur leurs métiers, je m’inventais une autre famille. En arrivant à Paris, j’ai cherché à gommer l’accent lorrain, comme quelque chose qui devait disparaître. Il y avait un rejet de mon milieu d’origine. Je ne voulais absolument pas qu’on sache d’où je viens.

Aliocha Reinert est prodigieux. Comment s’est passée cette rencontre ?
Il a répondu à une annonce. On cherchait un garçon d’environ dix ans, qui faisait de la danse et qui avait les cheveux longs. Il s’est présenté et on s’est retrouvé face à quelqu’un de singulier avec une forme d’assurance. Le fait qu’il porte les cheveux longs, c’est comme une signature. Il assume d’être singulier devant le regard des autres, il fait de la danse et ne s’en excuse pas du tout.

Forbach se rappelle toujours à vous ?
C’est une ville et une région très cinématographiques. J’ai encore très envie de raconter des choses à Forbach. Mon prochain film, je le tournerai à nouveau là-bas.


Propos recueillis le 28 février lors de l’avant-première de Petite Nature (sortie le 9 mars), au cinéma Star St-Ex de Strasbourg.


Par Emma Schneider