BD : La Poursuite du bonheur de Cyril Bonin

Le Strasbourgeois prolixe Cyril Bonin est parti à La Poursuite du bonheur avec une adaptation du roman de Douglas Kennedy. Sa BD est une plongée au cœur des USA de l’après-guerre sur cruel fond de maccarthysme. Sara, femme résolument libre, fait partie des figures anticonventionnelles à jeter au bûcher. 

Autoportrait de Cyril Bonin pour Zut

Nous entrons chez Cyril Bonin sur un petit air de jazz. Un swing lancinant comme celui qui nous accompagne tout au long des pages d’une bande dessinée retraçant la vie chahutée de Sara, jeune et jolie femme trop moderne pour l’Amérique étriquée du lendemain de la Seconde Guerre mondiale. « La Poursuite du bonheur fait se croiser la petite et la grande Histoire. Sara est en décalage avec son époque : elle suit son instinct et ses sentiments. La conformité n’est pas pour elle. Sara tente de faire son chemin dans la vie et se trouve confrontée au modèle qui veut qu’une femme s’occupe de son foyer et fasse rôtir le gigot en attendant son mari. Mais elle a d’autres aspirations : devenir écrivaine / journaliste et être indépendante, non par esprit de contradiction ou de rébellion, mais parce que c’est son désir profond. »

L’American Way of Life : une prison dorée où Sara et son frère Eric Smythe refusent de s’enfermer. Tout comme Jack Malone dont Sara tombe éperdument amoureuse lors d’une sauterie où il s’est tapé l’incruste, à Manhattan, 1945. Le trio évolue dans l’univers des médias, de la culture. La nuit venue, il traîne dans les clubs, verre à la main, cigarette au bec. Sa liberté de pensée agace la bonne société normée qui souhaite le faire entrer de force dans les cases patriotiques. Les « penchants » d’Eric et son passé communiste lui seront d’ailleurs fatals : le contrôle made in America impose sa vision réactionnaire et écrase ceux qui ne l’adoptent pas. Étrange écho à l’actualité mondiale : liberté en danger, droits piétinés (IVG…), chantage à tous les étages, intimidations à répétition…

This is America 

Parmi les ouvrages trônant dans l’appartement de Cyril Bonin, ancien élève de l’école des Arts décoratifs, un livre de Norman Rockwell, illustrateur célèbre pour ses scènes familiales de cocooning ou de Thanksgiving des fifties. Un archétype à plébisciter… « La Poursuite du bonheur fait référence à la Constitution américaine. Les États-Unis des années 40-50 se targuaient d’être la terre des libertés tout en mettant une énorme chape de plomb sur les citoyens. À cette époque, des réalisateurs comme Chaplin ou Capra voulaient montrer une autre Amérique» À leurs risques et périls. Cadrage, montage… : Cyril se réfère beaucoup au cinéma, présent en filigrane dans la BD. « Pour Les Dames de Kimoto, je me suis inspiré de la caméra d’Ozu en adoptant un point de vue frontal, au ras du sol », se rappelle celui qui cite Hitchcock lorsqu’il compare le septième art à un « orgue à émotions ». 

La poursuite du bonheur, par Cyril Bonin

Des mots qui cheminent

Tous ses albums partent du texte, véritable colonne vertébrale de son travail. « L’adaptation est un exercice que j’aime beaucoup. Je construis systématiquement le récit en commençant par les dialogues, le point d’ancrage de toute mise en scène. Dans un second temps, il faut réduire la voilure. Le livre de Douglas Kennedy est un pavé de 700 pages alors que ma BD n’en fait plus que 142 ! » Selon l’auteur, l’important est de savoir créer « une ambiance, comme Orson Welles », tout en délicatesse et en couleurs qu’il se permet parfois de faire déborder des traits de contours, pour insuffler de la vie dans ses planches. « Mon style n’est pas “graphique”. Je teste des choses, mais sans expérimenter à outrance, je creuse mon sillon. C’est une démarche au long cours. Un chemin qui mènera je ne sais où… » 

Cyril Bonin n’a pas d’atelier. Il travaille n’importe où. Tout le temps. Aujourd’hui, il est attablé au milieu de sa cuisine, parmi casseroles et appareils électroménagers, planchant sur un scénario original à tendance SF. « Tout est écrit et j’ai fait les cinq premières pages. » L’éditeur – Sarbacane – est déjà désigné. Reste qu’à poursuivre sur cette même lancée, ce rythme de croisière régulier qu’il s’impose. Petit à petit, il trace sa route. 

La poursuite du bonheur (éditions Philéas)
lisez.com/phileas


La condition féminine par Cyril Bonin 

« Le premier volume d’Amorostasia date de 2013, soit sept ans avant la propagation du Covid. Il y avait déjà une épidémie très contagieuse, un couvre-feu, des lieux interdits, etc. Pas de masques, mais des brassards obligatoires… pour les femmes. Mes références étaient La Peste de Camus ou Rhinocéros d’Ionesco où les gens sont atteints de rhinocérite. Mes albums ont souvent pour protagonistes des personnages féminins. Des femmes qui se trouvent en butte avec la société ou avec le regard des hommes et qui s’y opposent de manière explicite comme dans Amorostasia ou de manière discrète dans Les Dames de Kimoto… Des femmes qui finissent par prendre leur destin en main… C’est littéralement le cas dans Stella (spoiler alert) puisque l’héroïne est un personnage de fiction sorti d’un roman qui rencontre son auteur et finit par devenir l’autrice de sa propre histoire. Cet angle “féminin” (plutôt que féministe) répond surtout à l’envie d’aborder mes récits avec une certaine sensibilité et de mettre en exergue les codes et les limites des genres dans les relations humaines. Il me semble que le féminin et le masculin correspondent sans doute à des différences de ressentis, mais aussi à des étiquettes. Des mots qui peuvent être réducteurs et stigmatisants et ont trop souvent été utilisés pour assigner les individus à une place et assurer une domination masculine. »

Amorostasia (3 tomes, Futurpolis)
58, route de Bitche

Les Dames de Kimoto (adaptation de l’autrice Sawako Ariyoshi, Sarbacane)
editions-sarbacane.com

Stella (Vents d’Ouest)
www.glenat.com


Par Emmanuel Dosda
Illustration autoportrait de Cyril Bonin pour Zut