Carine Tardieu réinvente la famille

Dans « L’Attachement », Sandra (Valeria Bruni-Tedeschi), libraire féministe farouchement attachée à son indépendance, voit sa solitude choisie basculer le jour où ses voisins de palier lui confie la garde d’Elliott dont la mère, sur le point d’accoucher de son second enfant, part pour l’hôpital. Mais Cécile meurt en couches, laissant Alex incarné par Pio Marmaï, simultanément père et veuf. Sandra qui jusqu’alors ne s’embarrassait de rien, devient refuge de cette famille endeuillée à qui elle va malgré elle s’attacher. Rencontre avec Carine Tardieu, autour de ce septième long-métrage, dans lequel les êtres choisissent de faire famille.

Sandra (Valeria Bruni Tedeschi) et Elliot (César Botti) dans « L’Attachement », de Carine Tardieu.

Avec « L’Attachement » , vous vous inspirez du roman « L’intimité » d’Alice Ferney. Qu’est-ce qui vous a interpellé dans cette histoire ?
J’ai gardé le point de départ du roman, c’est-à-dire la rencontre entre une femme se voulant indépendante, féministe, sans attaches et son voisin de palier qui se retrouve soudainement plongé dans une situation dramatique. La rencontre de ces voisins via les enfants et la relation affective qui se crée, m’avaient vraiment touché à la lecture du roman. Dans la seconde partie du roman, le personnage d’Alex rencontre une femme qui n’a rien à voir avec celle que l’on voit dans le film et on suit ces deux personnages en perdant quasiment de vue celui de Sandra. J’ai demandé à l’auteure Alice Ferney, si elle était d’accord pour que je m’empare de son roman et que je le réinvente, en mettant Sandra au centre, car c’est elle qui m’intéressait dans cette histoire, c’était mon biais, mon vecteur, le personnage auquel je m’identifiais le plus. On s’est inspiré du roman, on a tout cassé et reconstruit.

Vous rythmez votre film de marqueurs temporels indiquant la croissance de Lucille de sa naissance à ses 2 ans. Pourquoi ?
C’était une manière pour moi de marquer le temps du deuil, mais aussi la force de l’attachement, comme des crans qu’on passe, sans retour en arrière possible. Je me suis rendue compte que lorsqu’on a des enfants, les premiers pas, les premiers mots, chacun de leurs progrès sont des marqueurs de temps irréversibles. C’est ça aussi l’attachement à un enfant, tout débute par une rencontre, puis l’attachement va croissant et en s’amplifiant.

Malgré elle, Lucille est l’élément déclencheur du tournant dans la vie de tous ces personnages.
Bien sûr, c’est Lucille avant toute chose. Il y a aussi l’idée que chaque anniversaire de Lucille marque l’anniversaire de la mort de sa mère, ce n’est pas rien. Elle est le fil conducteur de cette histoire.

Alex vit simultanément un deuil et une naissance. Dans ce film, vous faites cohabiter deux événements diamétralement opposés.
C’est une double claque, un tremblement de terre. Quand on le découvre au début du film, Alex est à priori un homme qui a tout pour être heureux, un bel appartement, un bon job, une famille unie et soudain c’est l’écroulement. Cette histoire raconte comment il va tenter de se reconstruire, de passer toutes les étapes du deuil. Je ne sais pas quelles sont ces étapes et si un jour on a vraiment jamais fini de faire le deuil de quelqu’un qu’on a tant aimé, mais oui de cette mort naît la vie.

Lors de la scène où l’on comprend que sa femme est morte, Alex exprime sans dialogue, un bouleversement indescriptible.
Nommer c’est déjà entériner, c’est inconcevable pour lui et celui qui l’oblige à dire quelque chose, c’est Elliott. Parce qu’on ne peut pas mentir à un enfant qui vient de perdre sa mère. Elliott a des mots très simples, c’est lui qui verbalise : « Elle est morte ».

David (Raphaël Quenard) dans « L’Attachement », de Carine Tardieu.

Sandra n’apparaît-elle pas avant tout comme une bouée de sauvetage pour cette famille face au drame ?
Pour Elliott ce qui est assez beau c’est qu’au départ, il s’accroche à elle dans un instinct de survie, une sorte de nécessité vitale et c’est petit à petit que l’amour naît de cette rencontre. Pour Alex, il y a quelque chose au fond du même ordre, mais avec la panique en plus. Celle de se retrouver seul à élever ses enfants mais aussi seul face à son chagrin. La difficulté est de démêler l’affection nécessaire à rester en vie et l’amour véritable. Il est totalement embrouillé, il n’a aucun recul sur ce qu’il vit, contrairement à Sandra qui est plutôt dépassionnée parce que c’est son tempérament. Elle est plus cérébrale, elle a une capacité d’analyse des choses qui est souvent assez juste et qui lui permet de se tenir à distance et de se protéger en tous cas d’un point de vue affectif. Elle dit d’ailleurs : « Je suis seulement celle qui était là. »

Dans votre film, les personnages ne représentent pas une famille au sens traditionnel du terme, ils n’ont pas de liens du sang, ce sont des êtres qui choisissent de faire famille. N’est-ce pas ça l’amour ? Sortir du carcan imposé par les liens du sang pour aller vers un modèle plus libre ?
Je suis persuadée que les familles qu’on se choisit sont probablement bien plus solides que celles qu’on nous imposent par les liens du sang. Cependant, l’un n’empêche pas l’autre. Ce qui était important pour moi, c’est que Sandra, qui se revendique une certaine liberté et indépendance, n’arrive plus à lutter contre les liens d’attachement, mais que cela reste un choix qu’elle prend librement. Qu’il n’y ait pas de devoir comme on parlerait de devoir conjugal.

Par deux fois, vous mettez en scène Alex essayant de dialoguer à travers une vitre. Qu’est-ce que ça raconte ?
Dans ces deux scènes, ce ne sont pas les mots qui sont importants, c’est l’élan affectif qui prend le pas. A travers une vitre, l’essentiel se dit à travers les regards et en même temps ils sont protégés de trop d’effusions sentimentales. A ce moment du film, ils ne vont pas ou plus se prendre dans les bras, c’est autre chose qui se joue.

Lors d’une scène, David interprété par Raphaël Quenard dit à Sandra : « Les enfants s’adaptent, si tu disparais de sa vie aujourd’hui, il ne se souviendra pas de toi dans deux ans. » Qu’en pensez-vous ?
Il a probablement raison, si Sandra disparaissait de la vie des enfants, qu’est-ce qu’il resterait d’eux ? C’est très cruel, mais regardez-nous, à l’âge adulte, nous ne nous souvenons pas des gens qu’on a croisés étant petits. Et il est probable que cet enfant de cinq ans ne se souvienne quasiment pas de sa mère plus tard, ce qui est fou puisque c’est la personne qui est à l’origine de sa vie et de toute sa construction psychique depuis sa naissance… La mémoire est assez mystérieuse.

Même si l’on ne se souvient pas d’eux plus tard, les personnes présentes dans notre enfance ont tout de même un impact émotionnel sur notre construction.
Oui, un impact énorme. Je pense que c’est sans doute la mère d’Elliott qui a permis qu’il soit l’enfant qu’il est et l’adulte qu’il sera, mais cette mémoire-là est à mon sens plus de l’ordre de l’inconscient et de l’affectif que du cérébral.

Sandra évoque le fait d’avoir des enfants comme un don de soi, mais vouloir être parents n’est-ce pas aussi une forme d’égoïsme ?
C’est certainement un peu les deux. Pourquoi Sandra n’a-t-elle pas envie de s’attacher ni à un homme ni à un enfant ? Ce n’est pas parce qu’elles ne les aiment pas, je pense qu’elle se fait une idée trop haute de ce que c’est. Tant qu’on n’a pas d’enfants, on ne mesure pas à quel point c’est l’enfant qui nous fait devenir parent. C’est à l’épreuve du temps qu’on le devient. Chacun fait ses choix, j’ai pour ma part décidé de manière très personnelle, d’adopter mon enfant, car je n’avais pas envie de mettre un bébé au monde dans ce monde-là. Pour moi, il était plus simple psychiquement de savoir qu’un enfant quelque part pouvait avoir besoin d’une famille et que mon désir de maternité pouvait pallier le manque ailleurs. Il n’empêche que c’est le sens de la vie de faire des enfants, ce qui ne veut pas dire qu’il faut absolument en avoir, mais il y a une sorte d’élan vital, de besoin de se projeter dans la transmission qui fait que même les gens sous les bombes continuent à mettre des bébés au monde. Il y aurait quelque chose de mortifère à cesser.

Alex (Pio Marmaï) et Elliot (César Botti) dans « L’Attachement », de Carine Tardieu.

Dans une scène, Alex se fait recadrer à propos de sa tendance à s’apitoyer sur son sort et à s’octroyer la tristesse et la souffrance. Est-ce de l’égocentrisme de sa part ?
S’il agit de manière égocentrique c’est parce qu’il souffre. Il s’est pris un certain nombre de claques…dans ce moment-là, moi je lui pardonne. Sandra le remet à sa place, aussi parce qu’à ce moment précis, elle ne sait plus quelle est sa place à elle. Ils sont tous les deux un peu perdus dans une amitié très ambivalente qui les désarçonne et ça se télescope. A mes yeux, c’est une sacrée preuve d’affection, de ne pas avoir peur de s’engueuler, de se dire les choses, quitte à se faire un peu de mal. Lors de cette dispute, Alex la pousse aussi dans ses retranchements ; en la traitant de féministe qui a une idée un peu caricaturale sur comme les choses doivent être. Ils en prennent chacun pour leur grade et ça les fait avancer, car il y a un immense fond de tendresse entre eux.

David et Alex sont deux hommes aux personnalités diamétralement opposées, on peut pourtant dire qu’ils ont pour points communs les femmes de leur vie.
Ils ont effectivement en commun d’avoir aimé la même femme, d’avoir eu un enfant de la même femme, puis ils ont ensuite l’un et l’autre une attirance envers Sandra mais de manière différente. Je crois surtout que c’est quelqu’un qui les fait avancer tous les deux, parce qu’elle leur assène des vérités, elle les pousse dans leurs retranchements. David est un personnage qui était comme un enfant et qui devient un père au fil du film.

Dans le film, on retrouve une orientation musicale aux accents de pays de l’Est. Pourquoi ce choix ?
Eric Slabiak, mon compositeur, leader d’un groupe qui s’appelait les Yeux noirs et qui s’appelle aujourd’hui Josef Josef a une appétence claire pour la musique yiddish, tzigane… Dans le film, cette volonté est partie des origines d’Emilia, que je voulais roumaine, même si c’est à peine esquissé, mais en tous cas je voulais une femme dont on peut imaginer qu’elle vienne d’une famille traditionnelle où de fait les femmes se marient, ont des enfants et que ça l’emmène sur ce chemin-là quitte à ce qu’elle se trompe. Je pensais proposer une ou deux musiques de cette inspiration là, puis au montage elles se sont totalement imposées. Aussi parce que la musique de l’Europe de l’Est a cette singularité d’être très en dénivelé, entre l’extrêmement joyeux et le très triste, mais on ne tombe jamais si bas qu’on ne puisse remonter. C’est le ton du film, il démarre sur une mort qui est le terreau de la vie.

« L’Attachement », n’est-ce pas aussi un film sur la liberté ?
Aujourd’hui, en France en tous cas, on n’est plus obligé de rentrer dans des cases, dans les codes que la société nous a imposé pendant très longtemps. Même s’il y a pas mal de retours de bâton, on s’octroie un peu plus la liberté de vivre nos vies comme on l’entend, sans forcément passer par le mariage ou les enfants. On a un modèle un peu plus souple, mais c’est fragile.


« L’Attachement », de Carine Tardieu, en salles le 19 février 2025.


Propos recueillis par Emma Schneider le 27 janvier dans le cadre de l’avant-première du film, au cinéma Star Saint-Exupéry.