Exposition : Muette, la carpe ?
En 1878, Émile Gallé produit son chef-d’oeuvre "Le Vase à la Carpe", devenu emblématique des collections du Musée du verre de Meisenthal et la pièce maîtresse de l’exposition "Muette, la carpe ?" jusqu'au 30 décembre.
Taxi driver fou de coraux et bigorneaux, plombier zin-zingueur, tenancier de bar-tabac aux pouvoirs médiumniques et autres artistes frappés par une énergie céleste… Le Musée Würth fait rimer psychanalytique et artistique avec une expo où l’art brut dialogue avec ceux qui en furent dingues, Max Ernst et Arnulf Rainer. Une exposition commissionnée par le galeriste Jean-Pierre Ritsch-Fisch et Claire Hirner, attachée au musée qui répond à nos questions.
Comment expliquer l’engouement pour l’art brut, la success story d’un « mouvement » longtemps ignoré, voire méprisé ?
La reconnaissance de l’art brut n’est pas récente. On peut dire qu’elle s’est fortement développée internationalement depuis vingt ans. En France, il y eut la création de musées (le LaM, la Maison Rouge), la multiplication de galeries et des collectionneurs de plus en plus sensibles à cette forme d’expression. Au départ, lorsque Jean Dubuffet définit l’art brut en 1945 il souhaite garder ces artistes secrets. Il craint que la diffusion à un grand public ne dénature leurs productions. Aujourd’hui l’art brut touche tous les publics, c’est un art de l’intime. Nous avons eu la chance, avec Marie-France Bertrand, directrice du Musée Würth, de pouvoir bénéficier de l’aide du galeriste strasbourgeois Jean-Pierre Ritsch-Fisch, fin connaisseur de l’art brut. Grâce à lui, nous présentons des oeuvres exceptionnelles issues de collections privées avec cette intention de continuer à faire découvrir ces artistes.
La scénographie labyrinthique (et recyclable !) de Jean Bermon et ses cimaises en carton semble nous plonger dans l’esprit troublé des artistes…
Avec Jean Bermon, nous avons réfléchi à une scénographie qui invite le visiteur à s’approcher au plus près de l’intimité des oeuvres. Comme nous avons dans la première salle d’exposition une hauteur de 10 mètres sous plafond, il a fallu coiffer les cimaises d’un toit avec un système d’éclairage à LED doux intégré. Les cimaises en carton brut offrent une matière et un support capables de dialoguer en douceur avec les oeuvres, elles contribuent à l’atmosphère feutrée. Le parcours débute avec une section sur les origines de l’art brut et le visiteur évolue dans des espaces évoquant le sentiment d’enfermement et les labyrinthes de la pensée. L’espace s’ouvre ensuite sur les artistes qu’on nomme aussi singuliers, hors normes ou médiumniques.
Un artiste brut est-il défini par son rapport nécessaire à la création qui lui est guidée par des forces spirituelles supérieures ?
Pour Dubuffet, il s’agit surtout de définir l’artiste brut comme étant indemne de toute influence artistique. Or si ces auteurs sont souvent autodidactes, ils sont néanmoins influencés par leur environnement social et culturel : ils ont par exemple accès à des livres ou à des magazines, ils voyagent ou écoutent de la musique. Ils ont les pieds sur terre mais ne craignent pas de s’élever dans leur introspection créative. Ce besoin de forces spirituelles est particulièrement fort chez les artistes médiumniques, qui se voient comme de simples exécutants d’un esprit.
Jenny et ses soeurs sont presque écrasées par un train, comme la plupart des oeuvres d’Henry Darger, est recto-verso. Est-ce le cas d’autres pièces présentées ?
Henry Darger, comme de nombreux autres auteurs d’art brut, utilise le recto et le verso du support, à la fois par économie d’un matériau précieux et par souci d’occuper toute la surface, rares sont les artistes qui laissent des espaces vierges dans leurs oeuvres. Ils ne connaissent pas le syndrome de la page blanche !
Comment étaient jugés ou catégorisés les « outsiders » avant 1945 et que soit théorisé l’art brut par Jean Dubuffet, alors que leur travail intéressait déjà collectionneurs et amateurs ?
Avant 1945 et la définition de l’art brut par Jean Dubuffet, les « outsiders » sont principalement identifiés et collectés par des médecins psychiatres. Ils sont peu nombreux : il y a principalement le docteur Auguste Marie (1865-1934) à Paris, Le docteur Walter Morgenthaler (1882-1965) en Suisse, le docteur Gonzalo Rodríguez Lafora (1886-1971) en Espagne ou le docteur Hans Prinzhorn (1886-1933) à Heidelberg. Ils sont à la fois animés par un souci d’amélioration des traitements et attentifs aux productions artistiques de certains de leurs patients. Hans Prinzhorn, qui a une formation de médecin et d’historien de l’art, joue un rôle important dans cette prise de conscience. Dans les années 1920, il va non seulement lancer une collecte dans des hôpitaux psychiatriques d’Allemagne (un fonds de 5 000 oeuvres qui constitue encore aujourd’hui la Collection Prinzhorn), mais va aussi publier un ouvrage intitulé Bildnerei der Geisteskranken (Expressions de la folie) à partir de ses observations. Ce livre deviendra une des bibles du mouvement surréaliste.
On peut être émerveillé par le fastueux Temple religieux en trois dimensions, assemblage de coquillages peints par Paul Amar en 1985. Est-ce l’équivalent d’un mini Palais idéal du facteur Cheval ?
Paul Amar, exerçant la profession de chauffeur de taxi, découvre soudainement et tardivement dans sa vie un moyen d’expression. Dans une boutique de souvenirs de bord de mer, il achète une figurine en coquillages et se lance ensuite passionnément dans la création d’environnements en relief, ici une scène de mariage dans une synagogue. Tous les coquillages sont laqués, vernis et saupoudrés de paillettes. Les petites ampoules à filaments font briller de mille feux le décor. On retrouve souvent chez les artistes bruts cette nécessité d’édifier des architectures et de leur donner une dimension fantastique, comme pour donner une structure à une réalité chaotique.
Peut-on dire que cet art jugé « dégénéré » (par les nazis) a régénéré la création plastique, notamment le travail de Baselitz, Ernst ou Rainer ?
Ce qui a fortement marqué Georg Baselitz et Max Ernst, mais on pourrait aussi citer Paul Klee ou Jean Dubuffet, c’est la lecture du livre du psychiatre Hans Prinzhorn paru en 1922. Ce livre est publié à une période très favorable car il répond durablement aux questionnements et aux recherches des avant-gardes. Ces derniers, pour se défaire d’une tradition picturale considérée comme dépassée, et pour élaborer un art nouveau, cherchent des sources d’inspiration. Tout en rejetant les influences culturelles, ils vont s’orienter vers l’exploration de l’inconscient et du sentiment d’intériorité et trouver des réponses dans les productions de dessins d’enfants et de malades mentaux.
Art brut – Un dialogue singulier avec la Collection Würth jusqu’au 21 mai au Musée Würth à Erstein
Par Emmanuel Dosda
Photo DR