Le saisir et le forcer à voir ce qui est ? L’emprisonner ?
S.N. : Non, je voudrais que ce geste lui permettre d’être libre. Le théâtre que je fais est un théâtre que je veux sensuel et pas consensuel. Ce qui me plaît c’est quand les gens s’engueulent à la sortie, quand ils ne sont pas d’accord avec ce qu’ils ont vu esthétiquement ou politiquement. Pour moi, le théâtre doit poser du désaccord, de la discorde… Ça me fait toujours peur quand tout le monde trouve ça bien. Dans son Manifeste pour un nouveau théâtre, Pasolini disait qu’idéalement, il n’y avait pas de décor, pas de lumière, pas de mise en scène, juste les acteurs qui disaient au public, sans applaudissement mais qu’on parle de ce qu’on vient de voir. C’est assez beau.
E.L. : C’est drôle ce que Stanislas dit sur le côté brûlant de la tragédie antique. Le prochain manuscrit que je dois rendre au Seuil pour un roman et que je suis en train d’écrire est intitulé provisoirement Retour de la tragédie. Je pensais exactement à ça : comment essayer de retrouver ce geste-là, ce geste de confrontation par la forme littéraire, théâtrale, artistique. Je crois aussi beaucoup qu’on mesure la qualité d’un écrivain ou d’un artiste par le nombre d’insultes qu’il ou qu’elle reçoit et par le nombre de discorde qu’il ou qu’elle crée. Moi je suis très content quand les gens m’insultent, quand la droite m’insulte – la droite au sens le plus large, au sens où Marguerite Duras disait “la droite, la mort” ; c’est-à-dire ce qui s’oppose à la nouveauté, à la possibilité, à la liberté et à la vérité. La lutte politique s’exprime partout et y compris à travers l’art… Il y a cette idée très belle de Pascal, le philosophe, qui dit qu’on sait la vérité sur nos vies, sur le monde et l’histoire de nos vies, et on essaye de lutter contre la vérité qu’on connaît. Il y a des gens qui ne veulent pas la voir. Pascal dit que c’est là qu’on construit le divertissement au sens large. Mais il y a des lieux de vérités pures : un corps violé, un corps détruit par l’usine, un corps humilié au moment où il se fait traiter de sale noir ou de sale arabe. Je suis dans cette recherche-là, de ces lieux de vérités pures et notamment dans Qui a tué mon père.
Parlez-vous avec Stanislas de cette honte que vous avez pu ressentir en tant que transfuge de classe ? Ce sentiment qui fait qu’on ne se sent jamais à sa place et qui peut nous faire renier une partie de notre histoire, voire notre famille ?
E.L. : On a beaucoup parlé de mon père avec Stanislas et aussi d’une autre honte. Moi, je n’ai plus vraiment honte d’être un transfuge, je ne me sens pas illégitime. Si je suis face à la bourgeoisie qui dit quelque chose de vulgaire ou de méprisant socialement, ce sont d’eux que j’ai honte ; ce sont eux que je sens plouc. Quand je suis arrivé à Paris, il y a des moments où je ne disais pas ce que mes parents faisaient, je mentais. Je disais que mes parents étaient universitaires, écrivains ou journalistes, mais ça n’a pas duré longtemps. Avec Stanislas, nous avons parlé de la honte de souffrir ressentie par quelqu’un comme mon père. Mais ce sentiment, évidemment, mon père n’en parlerait pas. Un des grands principes de la violence sociale, c’est de faire croire aux gens – comme le fait Macron – que, s’ils souffrent, c’est de leur faute. Les gens ont honte de souffrir, ont honte d’être pauvre. Quand j’ai publié Eddy Bellegueule, ma mère m’a demandé : “Pourquoi tu dis qu’on est pauvre ?”, la même phrase qui a été formulée à Didier Eribon [sociologue et philosophe, auteur de l’excellent Retour à Reims et autre grand ami d’Édouard Louis, ndlr], les mêmes mots, la même syntaxe, la même chose ; alors que nos mères avaient 40 ans d’écart… On voit que c’est une structure sociale qui s’empare d’un corps et qui fait dire quelque chose. La honte qui m’importe dans ce texte, elle est là ! C’est pour ça que c’est important que le texte soit dit par quelqu’un qui n’est pas mon père, ça aurait été artificiel… faux tout simplement. Mon père a l’impression que c’est comme une forme d’aveu de faiblesse, lui qui est si préoccupé, obsédé par sa masculinité. Il faudrait que les classes populaires n’aient plus honte. Comme il y a une raréfaction des discours en politique sur les classes populaires et même dans les discours artistiques, les gens sont enfermés dans cette honte-là…
S.N. : [Un temps] La honte, ce n’est pas central chez moi. Ma mère m’en a beaucoup protégé, elle me disait tout le temps ça : “oui bah oui on vivait dans les beaux quartiers et puis maintenant non, ce n’est pas grave, l’essentiel c’est d’être heureux”, et puis on était heureux. Je connais la petite honte, tu fais pipi dans ta culotte et t’as une tâche. L’autre honte ne m’est pas familière. Je la reconnais chez d’autres gens, je peux la voir, mais je ne la connais pas.
> Lire aussi notre rencontre avec Édouard Louis
Qui a tué mon père,
théâtre du 2 au 15 mai au TNS,
à Strasbourg
Par Cécile Becker
Photos Pascal Bastien