Le pavillon des Docks

C’est l’un des lieux qui structurent désormais la ville. Ancien entrepôt de l’entreprise Seegmüller, vestige de l’activité portuaire dans cette partie de la ville, Les Docks est aussi un bâtiment chargé d’affect, qui a revêtu de nouveaux atours à la faveur d’un  projet exigeant et d’un chantier titanesque. Revue de détails avec son  architecte, Georges Heintz.

Zut magazine - construction des Docks de Strasbourg. © Stéphane Spach
© Stéphane Spach

Petit rappel

S’il fait désormais partie du paysage, le bâtiment a longtemps été une friche. Dans sa volonté de construire la ville vers l’est, de la relier au port et d’assurer la couture entre l’Esplanade et le Neudorf, la Ville de Strasbourg a lancé sur toute la parcelle entre la tour Seegmüller et l’arrêt Winston Churchill un concours d’urbanisme. L’agence Heintz-Kehr (avec comme associée Anne-Sophie Kehr, aujourd’hui présidente des Maisons de l’architecture), choisie par le jury mais aussi par le public invité à se prononcer sur les projets, propose non seulement de réhabiliter le bâtiment, mais aussi de construire une tour de logements en fond de bassin, trois autres bâtiments sur la place Jeanne Helbling, et d’investir l’eau avec un parking sous-marin coiffé d’un jardin botanique aquatique. Seule la réhabilitation, baptisée Les Docks par l’agence, sera finalement réalisée. À la place de la tour prévue, s’élèvent aujourd’hui les Black Swans.

Programme & projet

«  C’est un programme tout à fait exceptionnel car il est multifonctionnel [bureaux, logements, espaces recevant du public avec le Shadok, et commerces, ndlr]. En France, on fait beaucoup de projets mono-programmatiques, un système hérité du zoning, où il y a dans les villes des quartiers de logements, de commerces  ; une répartition qu’on retrouve dans les bâtiments. La mixité, tout le monde trouve ça génial mais ça ne se fait pas. La réalité, c’est que l’on n’a pas envie de se compliquer la vie et de gérer 50 intervenants. Alors on fait de la mixité seulement en rez-de-chaussée.
Sur le quartier Malraux, l’ambition affichée dans le concours était de construire là un nouveau centre-ville, un nouveau pulsar urbain, fonctionnant 7j/7, 24h/24, sur le modèle du boulevard Saint-Germain plutôt que sur celui de la zone commerciale de Vendenheim. De la ville, quoi  ! Et puis c’est une friche industrielle. Aujourd’hui, on est dans le recyclage, on construit la ville dans la ville. Mais à l’époque, c’était original. Sur les 14 projets présentés lors du concours, seulement 3 conservaient le bâtiment.  » Pour ce projet, la tour avant a été réhaussée, la charpente d’origine déposée et remplacée par un exosquelette en acier, disposé en porte-à-faux et qui accueille les logements. Les bureaux sont logés dans les étages du bâtiment initial, les commerces au rez-de-chaussée, tout comme le Shadok, lieu dédié aux cultures numériques, qui se prolonge quant à lui au 2e étage. Des escaliers extérieurs relient les différents niveaux sur la façade côté quai des Alpes.

Zut magazine - construction des Docks de Strasbourg. photo : heintz-hehr
©Heintz-Hehr

Un bâtiment désormais parasismique

«  C’est un bâtiment de 1932, qui n’était pas parasismique. Les normes à Strasbourg sont de risque classe 3 (modéré). Le bâtiment a d’abord été entièrement désossé, on n’a gardé que la structure en béton. Il a été coupé en trois morceaux pour faire des joints de dilatations et permettre les mouvements de sol. Ensuite, il fallait rendre la structure existante stable. Les vibrations provoquent un effet de cisaillement  : les poteaux doivent travailler ensemble. À chaque pilier, il a fallu refaire les fondations. Le sol ici est comme du gravier. Pour stabiliser le bâtiment, on descend des aiguilles en acier pour commencer à donner une trame sur laquelle on peut s’appuyer. On crée autour un cylindre dans lequel on injecte du béton jusqu’à -18m, pour constituer une colonne. C’est le jet grouting  : il y a deux entreprises qui savent faire ça [dont Keller fondations spéciales, qui a réalisé cette opération, ndlr]. Il faut neuf tonnes de pression pour injecter le béton. Si un caillou bloque l’injection, le tuyau explose, et scie les piliers du bâtiment. La moitié des colonnes a été prolongée jusqu’en haut du bâtiment. On a aussi ajouté des voiles de contreventement à l’intérieur, et les cages d’ascenseur servent également à raidir et à rendre solidaire l’édifice en cas de secousses sismiques importantes.  »

Un caisson en acier

«  Il fallait aussi supporter le poids de la nouvelle structure. Celle-ci s’est imposée en acier dès le début, pour sa légèreté et son esthétique  : le béton ne collait pas avec l’existant. Ce caisson est un corps étranger, de la même famille mais d’une autre époque : celle de Mies van der Rohe [architecte et designer allemand des années 1920-30, ndlr]. On dirait presque qu’il coulisse sur le bâtiment. La structure en acier, qui pèse 900 tonnes, devait être la moins lourde possible. En France, on ne fait pas de logements en acier, et on ne sait pas faire. Ça a été une très grosse difficulté. J’avais dessiné des poutres Vierendeel [en diagonale, ndlr], du nom d’un ingénieur belge, qui permettent de stabiliser le caisson autonome et de tenir le porte-à-faux. Ces éléments reprennent la rhétorique portuaire  : le bastingage, et les escaliers de secours. Ils contribuent aussi à l’expression d’un savoir-faire local, d’une ingénierie constructive précieuse.  »

Zut magazine - construction des Docks de Strasbourg. photo : heintz-hehr
©Heintz-Hehr

Les escaliers extérieurs

«  Ces escaliers créent deux façades bien distinctes. Pour le dessin, je me suis inspiré de la tribune de Lénine d’El Lissitsky et d’Adalberto Libera [artiste de l’avant-garde russe et architecte rationnaliste italien, auteur notamment de la Villa Malaparte, ndlr]. La difficulté de la mixité programmatique en France, c’est que l’on empile aussi la réglementation, notamment les réglementations de sécurité qui sont différentes pour des logements, des bureaux, et des établissements recevant du public. En haut, l’escalier fait ainsi 90cm de large, et comme à chaque étage on rajoute du monde, en bas il fait 5m. Il repose sur des potences fixées dans les murs. Il a fallu les scanner pour voir où percer, et ne pas fragiliser l’existant.  »

Le chantier

«  Je dessine tous les détails, jusqu’aux boulons. Tout est référencé. Comme dans une mélodie, chaque accord a déjà été utilisé et a donc une résonance  ; chaque projet est une constellation de traces et d’autres projets. C’est à ce prix-là que l’on peut faire des édifices qui ont une âme. Mais dans cette démarche, on a besoin de partenaires, de sachants  : les ouvriers et ingénieurs. Le chantier commence avec des frictions comme dans les cours d’école, et après on trouve (ou pas) le moment où il y a un diapason. Celui-ci a été comme un cadavre exquis. On prend un objet donné et on le transforme avec la conviction qu’il est déjà imprégné d’une identité et d’un caractère. KS groupe a compris la justesse du projet et l’intérêt de le réussir ensemble. Ce que j’apprécie grandement, c’est que c’est une entreprise familiale, et j’ai beaucoup de tendresse pour ces entreprises alsaciennes. Leur savoir-faire est un patrimoine, il n’est pas délocalisable. KS groupe a une attitude par rapport à cela, et pour moi c’est essentiel.  »


Les Docks ont été récompensés par plusieurs prix
Pyramide d’argent et Prix de l’esthétique | 2012
Trophée Gustave Eiffel d’architecture acier | 2015
Prix AMO de la plus belle métamorphose | 2018

Zut magazine - construction des Docks de Strasbourg. photo : heintz-hehr
©Heintz-Hehr

Technique et humain

Jean-Philippe Lalot, directeur de la production gros œuvre chez KS construction, raconte son métier, appliqué au chantier «  complexe  » des Docks.

En quoi consiste votre métier  ?
À faire des visites hebdomadaires sur les chantiers. Je constitue les meilleurs équipes pour le projet, je débriefe avec les conducteurs de travaux, les chefs de chantiers et les ouvriers, prends en compte leurs problématiques techniques mais aussi personnelles pour trouver des solutions. J’identifie les risques, mets en œuvre des audits informels, vérifie le prévisionnel, valide les investissements en fonction de la pratique…

Un savant mélange de technique et d’humain…
…qui vient servir notre fonctionnement global. Il s’agit de fédérer, et de créer une cohésion de mentalités, et de favoriser la communication sur les chantiers. J’ai une vue d’ensemble sur tous les chantiers, sur tous les compagnons et leurs compétences, et peux ainsi proposer des solutions à des problèmes qui sont déjà survenus ailleurs. C’est un vrai suivi de proximité.

Et sur les Docks  ?
Le chantier a impliqué une gestion de risques importante  : il fallait tout sécuriser, prévoir et anticiper. La phase de sondage, que j’ai coordonnée, a été cruciale.


Par Sylvia Dubost