Psychiatrie et psychanalyse,
ce que la crise sanitaire nous fait

Après l’entretien avec le sociologue David Le Breton, Zut continue son exploration des effets de la crise sanitaire sur le corps social et le corps intime dans une tentative de nous aider à penser ces temps incertains. Cette fois, c’est au tour de psychanalystes et psychiatres de poser leur regard sur le confinement et le déconfinement. Jean-Richard Freymann et Guillaume Riedlin (tous deux praticiens à Strasbourg et membres de la Fedepsy*, sorte de collectif cherchant à confronter les pratiques et pensées) nous parlent ainsi des conséquences du Covid-19 sur leur patientèle, du sentiment de jouissance observé au sein du personnel soignant, de la liberté réinterrogée, mais aussi, possiblement, du regain de violences après une période de confinement.

* L’association a produit et continue de produire ses Éphémérides, journaux réunissant des textes de praticiens durant le confinement et le déconfinement publiés sur le site Internet de la Fedepsy.

Photo : Alexis Delon / Preview

Comment regarder l’émergence de ce virus a posteriori ? Comment a-t-il modifié la façon dont vous avez travaillé ?
Dr Freymann* : Un « fracas » est apparu, l’effet d’une bombe, qui est venu rompre une sorte de réalité politique, coutumière, pratique. Ce qui est intéressant, c’est que cela nous remet dans la situation d’une épidémie dans les époques très anciennes. J’ai retrouvé un texte d’Hippocrate qui s’était beaucoup intéressé aux épidémies, pas tellement aux soins mais plutôt aux ressources et moyens thérapeutiques qu’ils avaient inventé pour résoudre ces problématiques. J’ai pu constater que nous avons souvent trouvé les mêmes pour le Covid-19 : confiner les gens, réunir les lépreux entre eux, etc.
Pour ma part, j’ai travaillé surtout en téléconsultation pendant un mois et demi environ. J’ai été très étonné de voir que pour une période limitée, cela se passait relativement bien pour la psychanalyse. En psychothérapie, c’est encore différent, car dans ces cas, le support visuel est nécessaire. Quant aux personnes réellement psychotiques, dans l’ensemble, le confinement n’a pas tellement modifié leurs quotidiens puisque ce sont des personnes qui sont bien souvent en marge et déjà confinées.
En revanche, si le confinement s’est bien passé dans l’ensemble, le post-confinement est plus difficile ! Ce que je vois, ce sont les séquelles graves, organiques aussi, ou neurologiques, de cette période.

* J.R. Freymann, psychanalyste, psychiatre, président de la Fedepsy, directeur de l’EPS.

Ce confinement a donc pu marquer les corps et la psyché ?
Dr Freymann : C’est un peu plus compliqué car il faut individualiser chaque cas. Pour un psychanalyste, le corps et la psyché ont différentes formes d’articulations.

Dr Riedlin* : J’ai un regard un peu différent car je travaille à la Clinique Psychiatrique de l’Hôpital Civil. J’étais donc à l’hôpital quand les choses se sont passées. Il y a en effet eu un moment de stupeur et de sidération mais qui, selon moi, n’a pas été brutal. Quand les choses ont commencé à devenir plus sérieuses en Italie, une partie de la population a pris les devants et s’est organisée comme elle le pouvait. Et puis il y a ceux qui ont vécu cela sur un mode d’arrêt brutal, parce qu’ils n’étaient pas en phase avec la réalité. Avec ce panel-là de patients, beaucoup d’entretiens tournaient en rond sur des discussions très terre-à-terre : comment s’organiser avec les enfants ? Comment faire avec mon emploi ? Sur les consultations en présentiel, de nombreux patients ont arrêté de venir parce qu’ils avaient peur de tomber malades. Pour ceux qui ont continué à consulter, j’étais parfois la seule personne qu’ils voyaient en vrai. C’était presque émouvant parce qu’il y avait une forme d’humanité dans la présence physique.
Côté médical, donc côté personnel soignant, cela a été un drôle de moment. D’un seul coup, il est devenu nécessaire que l’on se sacrifie pour être utile. Certains soignants appelés pour aller dans les services Covid ont parfois eu l’impression qu’il fallait prendre une assurance, voire d’une certaine manière dire adieu à leurs familles : ce que les patients eux ne pouvaient pas faire. Ce qui manquait chez les patients s’est rejoué avec les soignants.

* G. Riedlin, psychiatre, psychanalyste, Président du GEP.

On a très peu entendu parler des effets psychologiques sur le corps médical…
Dr Freymann : Ceci est encore trop tôt, nous aurons des témoignages bouleversants, voire terrifiants sur ce sujet. Il y a ceux qui ont continué, quel que soit le danger – aussi bien chez les médecins, les chirurgiens, les psychiatres, etc. – et il y a ceux qui ont complètement disparu : toute la hiérarchie existe. Cette question politique et analytique de l’engagement personnel ne s’était jamais posée avec autant d’acuité auparavant.

« Cette question du champ d’honneur s’est posée à l’hôpital. Il y a les déserteurs et ceux pour qui le sacrifice a un sens. »
– Dr Riedlin

Dr Riedlin : Pourtant, notre profession est préparée à ça. Mais quand ça devient réel, c’est tout de suite différent. Pour moi, le début de cette crise résonne avec ce tiraillement entre se préserver ou se sacrifier. Les discours étaient contradictoires : nous appelions la population à se préserver quand, dans le même temps, les soignants étaient invités à se sacrifier. Il y a aussi ceux qui ont été complètement « out » – que ce soit du côté de la population ou des soignants d’ailleurs – qui se sont barricadés chez eux, ont coupé leurs téléphones, tout cela sous couvert de préservation. Les signifiants « préservation » et « sacrifice » ont pris des sens ambivalents.
Les soignants se sont sentis glorifiés, applaudis tous les soirs à 20h, le Président parlait de « héros ». De ce fait, ils ont été pris dans une forme de jouissance qui a d’ailleurs pu provoquer des rivalités. Il y a quelque chose de l’ordre du narcissisme primaire : ce rapport de base à la haine et à l’amour de l’autre. Le point qui, en ce moment, clive les équipes, c’est d’arriver à ce que ceux qui ont été dans la position sacrificielle admettent que ceux qui se sont planqués reviennent au même titre que les autres.

Dr Freymann : Cela pouvait aller de l’aide-soignante jusqu’au patron et vice-versa : pas la même hiérarchie. Beaucoup se sont « planqués » parce qu’ils ne voulaient pas rencontrer les internes et tomber malades. Cette rivalité de l’engagement fonctionne à tous les niveaux. Mais il y a eu beaucoup de courage et nombre d’initiatives à bien des niveaux.

Cette façon de réagir autant du point de vue de la population que de celui des soignants ne vient-elle pas de la peur de la mort ?
Dr Freymann : Ce n’est pas seulement la crainte de la mort, c’est plutôt la confrontation à la mort réelle, qui, tout d’un coup, prend une actualité terrifiante.

Photo : Christophe Urbain

À l’inverse, une partie de la jeunesse a pu se sentir immortelle…
Dr Freymann : L’affaire des générations est extraordinaire, la différence des générations est renouvelée. On peut résumer cela ainsi : « Les jeunes n’ont aucun risque et les petits enfants vont tuer leurs grands-parents », sans oublier le fait d’avoir souvent abandonné les personnes en Ephad… Ainsi nous changeons complètement de mythologie.
Tout cela est très proche de la guerre tout de même. C’est pour cela que nous organiserons un grand colloque au Conseil Régional du Grand Est sur Mythes, fantasmes et traumatismes.

Était-ce une guerre ?
Dr Riedlin : En tout cas, cette question du champ d’honneur s’est posée à l’hôpital. Il y a les déserteurs et ceux pour qui le sacrifice a un sens. Ce sont des histoires collectives que l’on partage tous : des sacrifices, des guerres, des héros.
Dans un deuxième temps, il y a eu les histoires individuelles de chacun : « Qu’est-ce qui j’y mets ? » « Qu’est-ce que je suis dans tout ça ? » « À quel endroit va mon engagement ? » « Qu’est-ce qui fait que je me sois retranché ou sacrifié ? »

Certains ont pu avoir la sensation de ne plus avoir de prise sur leurs pensées, leurs vies personnelles, ont questionné leur rapport au travail, au monde, sans pouvoir trouver de véritable réponse. Pourquoi ?
Dr Riedlin : Cela vient de la possibilité de pouvoir réfléchir sans pour autant avoir la capacité d’agir. Le rapport à l’acte a été différent pendant le confinement, difficile de changer de travail ou de divorcer par exemples, et nous en subissons probablement encore les effets.

Toutes ces réactions, aussi antagonistes soient-elles, ne viennent-elles pas du frottement entre histoire collective et histoires intimes ?
Dr Freymann : Cela a un rapport entre les deux. L’individuel et le collectif ont été noués. Et surtout les fantasmes d’immortalité des êtres parlants ont été démontés.

Dr Riedlin : Nous entendons souvent cette phrase : « Si j’avais vécu pendant la Seconde Guerre mondiale, j’aurais été résistant. » Là, d’un coup, la question s’est posée de savoir justement, quelle position nous prenons et qu’est-ce que cette position signifie pour chacun de nous, mais pour compliquer l’affaire, il ne s’agissait pas de résister face à une idéologie meurtrière, mais pour la santé de tous.

Dr Freymann : Ainsi nous préparons en ce moment le colloque sur le fantasmes, mythes, traumatismes qui pose aussi cette question : « Qu’est-ce qu’on nous a empêché de vivre pendant le confinement ? ». La réponse est de faire l’amour, se rapprocher, de rester en famille, de faire des festins avec nos proches. Il y aura des conséquences psychiques. Ce qui me frappe le plus c’est que le confinement a été assez bien supporté, le déconfinement quant à lui est une mine à angoisses.

« La violence a été réprimée, les pulsions agressives ont dû être contenues. Je pense que l’après-coup du confinement, c’est que nous allons tomber dans un monde d’une violence inouïe. »
– Dr Freymann

Lesquelles ?
Dr Freymann : Il y aura des conséquences sur les générations à venir. Nous pouvons déjà constater que les petits enfants ont été positionnés comme des menaces pour leurs grands-parents. Cette crise a remis en cause les assises de nos sociétés et nous avons créé de nouveaux mythes.

Dr Riedlin : D’un point de vue psychique, nous ne savons pas encore complètement quelles seront les conséquences du confinement. Par contre, nous constatons déjà une accélération. Certains patients ont accéléré très rapidement. Il a fallu les freiner parce que tout d’un coup, ils abordaient des points qu’ils n’avaient jamais abordés. Ce moment a par exemple pu faire écho à des traumas. Beaucoup de personnes ont fait un retour dans leurs pulsions agressives et de mort. Ça nous a été imposé d’aller voir de ces côtés-là.
Cette période, c’est aussi la force des mots. La moitié de la planète a été confinée sous ordres ou sous conseils. Il y a eu quelques phrases, quelques prises de positions, deux ou trois interventions télévisées et d’un seul coup, tout le monde a obéi à un discours. Il faudra que l’on tire le bilan de tout cela, cette question des libertés : acceptons-nous de voir nos libertés supprimées ou nos libertés ne seraient-elles pas plus importantes que le risque de mourir ?

Dr Freymann : La question qui peut nous inquiéter le plus, c’est la problématique des familles nombreuses et démunies : comment vivre à sept ou huit dans un espace réduit et confinés ? C’est inimaginable. Et il y a autre chose qui est en train de se passer vis-à-vis du racisme par exemple : c’est aussi une conséquence du relâchement. Je ne vois pas ça comme un hasard. La violence a été réprimée, les pulsions agressives ont dû être contenues. Je pense que l’après-coup du confinement, c’est que nous allons tomber dans un monde d’une violence inouïe.


Propos recueillis par Cécile Becker
Photos Alexis Delon / Preview et Christophe Urbain