Vous citez d’ailleurs Philippe Breton qui dit : « Une société fortement communicante est faiblement rencontrante », cette phrase met à jour un paradoxe que nous vivons pleinement aujourd’hui, à l’heure de la distanciation physique. Comment se rencontrer et se comprendre aujourd’hui ?
C’est une question majeure de notre époque, même hors crise sanitaire. Nous avons perdu l’agrément de nous promener dans les villes du monde entier en pouvant regarder les gens dans les yeux. Nous croisons des gens qui ont les yeux baissés, comme si une divinité surplombante les amenait à se courber. Une majorité de gens marche les yeux baissés sur son téléphone. Les réseaux sociaux ont pris une importance considérable. À tel point que je ne vais plus en réunion : tous les participants autour de la table sont sur leur téléphone ou leur ordinateur et on s’aperçoit que personne ne s’écoute. On se réunit parce qu’il faut se réunir, et selon moi, cela atteste de ce climat de détérioration sociale. Le plus lointain a plus d’importance que le plus proche. La rencontre est de plus en plus rare par la médiation de ces technologies. Dans quel monde vivons-nous ? Alors bien sûr, c’est un jugement de valeur et l’on pourra m’accuser d’être technophobe alors que ce n’est pas le cas. Mais c’est un grand contentieux du monde d’aujourd’hui alors que beaucoup de gens veulent revenir à des relations plus incarnées.
Vous avez déjà donné de nombreuses interviews sur le port du masque et ses conséquences. Dans Du silence vous parlez « d’auditeur sans visage » dans le cadre des télé-communications, en précisant que « la parole sans présence reste sans effet concret ». Aujourd’hui, l’auditeur devient sans visage par le simple port du masque, c’est troublant !
Le visage est le lieu essentiel de la reconnaissance de l’autre. Marcher les yeux baissés en ville témoigne de la fragmentation du lien social. Parce que le visage est le lieu de notre infinitésimale singularité. La voix et le visage sont les hauts lieux du sentiment d’identité, ils sont associés à un âge, à un sexe. Une conversation, c’est regarder, être attentif au visage de l’autre pour observer la résonnance de notre propos. Alors, on peut s’apercevoir qu’on agace, qu’on attriste par des micro-expressions. La conversation est la reconnaissance plénière de l’autre et le visage, le régulateur de l’échange. Masqués, nous sommes devenus anonymes, dépersonnalisés, ce qui ne contribue pas à la pacification du lien social. J’avais pointé dans mon livre que lorsque quelqu’un porte un masque, il est dans la transgression parce que le masque nous libère des obligations comme il n’y a plus la nécessité de se regarder en face. Dans la vie quotidienne, c’est une barrière. Ce masque-là nous isole, nous rend méconnaissable. Et là, on peut évoquer un point pervers de la pandémie : il y a beaucoup d’incivilités : des gens qui grillent les files d’attente, des gens qui vous bousculent dans les grands magasins, certains sont dans la provocation, dans la toute-puissance. L’anonymat protège toutes ces formes d’incivilités.
Je pense aussi aux enfants pour qui l’école est ou sera vécue d’une toute autre manière. L’école étant aussi l’endroit où l’on apprend la sociabilisation, l’altérité, cette crise sanitaire peut-elle avoir un effet sur la construction des enfants ?
Vous mettez le doigt sur quelque chose qui m’inquiète. Cela risque de toucher davantage les petits qui sont dans l’apprentissage de ces gestes d’interaction et qui sont par définition des touche-à-tout. Aujourd’hui, quand on met les enfants 2 mètres les uns à côté des autres, à se laver les mains et qu’on leur demande de ne pas se toucher, j’ai un peu peur, si ce n’est pas bien expliqué, que les gamins intègrent que l’autre est un danger. Ce sont des mesures qui doivent absolument être accompagnées par les parents et par les enseignants pour bien expliquer que c’est provisoire. Si on n’a pas été suffisamment pédagogue, j’ai peur que ça ne laisse des traces sur les enfants qui pourront devenir hypocondriaques et/ou très méfiants. Cette question est vraiment propre aux tout-petits (2-3 ans), car en grandissant les contacts physiques s’éloignent. Pour les plus grands et les adultes, je ne pense pas que la crise sanitaire impactera le lien social qui, comme je le disais, était déjà détérioré par d’autres artifices.
David Le Breton, Du silence, éditions Métailié
Nouveauté : David Le Breton, Marcher la vie, édition Métailié
Propos recueillis par Cécile Becker
Portraits : Bernard Plossu et Olivier Roller