En quoi est-ce un sujet philosophique ? Qu’est-ce que la philosophie a à nous dire sur la ville ?
D’une part parce qu’il a été traité par les philosophes depuis Platon ; c’est foncièrement un sujet de philosophie politique. De manière plus profonde, notre espèce a la particularité de créer son propre milieu pour pouvoir s’épanouir. Ce qui est absolument frappant, c’est que dès lors qu’on s’intéresse aux utopies, à d’autres manières de vivre ensemble, elles sont toujours formulées par la création d’espaces autres, l’invention d’autres territoires, d’autres villes. La réforme sociale passe par la réforme spatiale, c’est ce que nous disent Platon, Utopia de Thomas More, les projets de phalanstères, jusqu’à la ville verte d’aujourd’hui. On s’est rendu compte que le « nous » est dépendant d’un « où ». Selon où l’on crée cette communauté, le « nous » sera différent. Notre existence est conditionnée par notre imaginaire et notre condition urbaine ; la ville n’est pas juste un contenant. Aujourd’hui le « où » rend difficile le « nous », que ce soit par des mécanismes d’exclusion, de dépossession du pouvoir, de mettre en forme notre cadre de vie, et l’extension d’une logique de privatisation des différents types d’espaces.
Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ?
On assiste à l’amplification d’une tendance au moins aussi ancienne que l’urbanisation. Et il me semble aussi que ces villes qui construisent une image ne peuvent plus mettre en place des politiques ouvertes de ségrégation : on agit alors par des nouvelles formes de négativité et d’exclusion compatibles avec ce souci de l’image. Elles se manifestent dans le mobilier anti-SDF ou dans des messages ambivalents, comme la piétonisation des quais. Peut-être que ce projet est très bien intentionné, mais vouloir faire venir plus de touristes par là peut avoir des effets négatifs sur certaines populations.
Vous considérez qu’il faut revivifier l’idée du droit à la ville d’Henri Lefebvre : quelle est-elle ?
Les mouvements sociaux récents – gilets jaunes, mouvement des places, ZAD – ont en commun de tenter de réinventer du « nous » en investissant un « où » inédit. Il me semble pourtant que le droit à la ville place en son cœur l’idée que l’émancipation peut avoir lieu là où on est. Ce droit à la ville a pour cœur deux éléments. D’abord, la volonté d’appropriation ou de réappropriation des cadres, pour en faire un usage collectif, en faire notre œuvre propre, en distinguant propriété et appropriation. Je peux m’approprier une place sans en être propriétaire. Ensuite, l’idée que la ville doit faire place à la totalité de ce qu’on est, à la totalité de nos aspirations : jeu, activités improductives, besoin d’aventure, besoin de sécurité, besoins matériels et spirituels. Or, aujourd’hui, elle ne fait place qu’à certains besoins.
« J’en appelle à la réinvention de la vie dans les villes, qui sont sources d’exclusion et de tensions. »
Pourtant il y a de plus en plus de projets dits « participatifs » ?
Il y a des bonnes initiatives, beaucoup de gens très impliqués, c’est essentiel. Encore faut-il que ces initiatives soient pérennes, qu’on les soutienne, et qu’elles ne soient pas instrumentalisées.
Comment doivent s’articuler les rôles des politiques, des citoyens et des architectes ?
La part des habitants doit peser plus lourd. Il faut inventer des dispositifs, car les mécanismes de co-construction sont faits pour avaliser des projets déjà validés par ailleurs. Le niveau intermédiaire des architectes est essentiel. Combien m’ont dit qu’ils se sentaient dépossédés de leur pouvoir d’agir par des contraintes administratives et budgétaires ? D’un autre côté, ils se retranchent souvent derrière des considérations esthétiques ou techniques, et doivent assumer leur fonction de constructeurs d’espaces politiques et sociaux.
La grande majorité des candidats déclarés aux élections municipales disent vouloir une ville plus « citoyenne »…
Comment ne pas vouloir une ville plus citoyenne, plus verte ? Encore faut-il que ça se traduise dans les faits et repose sur une vision plus distanciée. Il faut se demander qui sont les citoyens, quel type de citoyenneté on veut. Cela nécessite égards et attention.
Qu’est-ce que cette « architecture du mépris » dit de nous ?
La société a peur d’elle-même. C’est central. L’aménagement des villes est centré sur la défiance, non la confiance, et est obnubilé par la valorisation marchande. On considère la ville comme un bien à protéger. Or, si l’on ne veut pas une société où on se défie de nous-mêmes, il ne faut pas produire des espaces qui excluent. Il faut au contraire des espaces où l’on permet aux liens de se retisser. Or, en s’investissant dans les lieux, les habitants en prennent soin. Ce n’est pas une formule magique, mais un pari de confiance dans la possibilité d’être ensemble.
Reprendre place. Contre l’architecture du mépris, Mickaël Labbé, éd. Payot
Rencontre à la Librairie Kléber, Salle Blanche à Strasbourg, le jeudi 4 décembre à 18h00
Propos recueillis par Sylvia Dubost
Illustration Nadia Diz Grana