Exposition : Muette, la carpe ?
En 1878, Émile Gallé produit son chef-d’oeuvre "Le Vase à la Carpe", devenu emblématique des collections du Musée du verre de Meisenthal et la pièce maîtresse de l’exposition "Muette, la carpe ?" jusqu'au 30 décembre.
Kœnigshoffen. Dans l’appartement où elle ne se lasse pas de la vue sur la belle ligne vosgienne, la nouvelle directrice du TJP nous reçoit en kimono perlé, tenue traditionnelle d’une tribu du Nord vietnamien. Visite de l’intérieur d’une artiste entourée d’artistes : maman, papa et enfant. Compagnon… et chaton.
« J’ai grandi dans l’atelier de soudure de ma mère,
parmi les effluves de fer chaud, l’odeur du bois et du plâtre. »
Un chat narcissique nous accueille, Christophe et moi, de manière chorégraphique. En guise de bienvenue, il se lance dans un gracieux ballet félin, bondissant de meuble en meuble ou entre nos baskets. Comme tout le monde dans la famille de Kaori Ito, Tola – « qui signifie tigre en japonais » – a la fibre artistique. « Mon fils a trouvé le nom avant d’avoir le chaton : il a donc fallu en trouver un tigré ! » Impossible d’ignorer Tola : s’il ne grimpe pas sur nos épaules ou ne sautille pas sur la table, l’agile animal fait tout pour être systématiquement devant l’objectif, tentant de voler la vedette à la directrice du TJP. Kaori Ito nous guide vers la chambre de son fils pour nous montrer un kamishibai, théâtre portatif en bois, illustré et sérigraphié par ses soins. « Je travaille régulièrement dans un atelier à Paris », dit-elle en désignant également de maraîchères lithographies de fruits et légumes.
Un air de famille
Impertinent, le chat danse avec nonchalance, mais eux se sont faits discrets jusque-là : les parents de Kaori sont présents le jour de notre visite. Les Tokyoïtes se réjouissent lorsqu’on évoque leurs propres travaux plastiques. Sa maman déballe soigneusement des bijoux calderiens, à la fois parures monochromes et pièces muséales d’installations XXL. Son papa, lui, réalise des sculptures monumentales, monolithes dignes de 2001, l’Odyssée de l’espace, formes géométriques jouant sur le déséquilibre et déjouant les lois de la physique. « J’ai grandi dans l’atelier de soudure de ma mère, se souvient Kaori, parmi les effluves de fer chaud, l’odeur du bois et du plâtre. » Les cerises ne tombent jamais très loin du cerisier… D’ailleurs, son fiston de six ans, dans les pas familiaux, rêve déjà de monter sur scène. « Il a commencé par répéter les saluts et rappels, comme au théâtre, s’amuse Kaori qui nous tend une feuille de papier. Sola fait aussi des dessins, comme ce lézard : il n’est par parfait, mais mon fils est parvenu à capter son essence. » Ressentir et retranscrire l’énergie du monde : un don attribué aux plus jeunes que Kaori souhaite préserver, raviver. « Sola est mon professeur ! » Un comité d’enfants va d’ailleurs prochainement voir le jour au TJP afin de « créer un nouvel élan de vie ».
Je danse parce que je me méfie des mots
Un crayon ou stylo à la main, la chorégraphe se « lâche », mais de retour au plateau, elle se sent « limitée techniquement » par la danse. Une contrainte scénique qui n’est évidemment pas sans déplaire à celle qui cherche toujours à « crier fort » avec son corps. Aux côtés de Decouflé, Platel, Bory ou Preljocaj. À Tokyo, Londres, New York, Paris ou Strasbourg. Avec son père dans le duo Je danse parce que je me méfie des mots (2015), avec Théo, son compagnon acrobate, dans l’enflammé Embrase-moi (2017) ou en solo (Robot, l’amour éternel, sur le sentiment de solitude), elle s’exprime avant tout pour entrer en contact avec le public. « Je fais du théâtre pour rencontrer les gens ! » Un dialogue qui se fait par les gestes. Et l’invention de nouveaux modèles, notamment lorsqu’il s’agit d’investir ce « lieu commun » qu’est le TJP. « J’aime beaucoup la notion d’équipe et apprécie ma double–casquette de directrice/artiste. Je trouve enrichissant d’avoir des créatifs à la tête d’institutions comme le TJP car ce principe de fonctionnement permet de glisser du créatif dans l’administratif ! » Kaori a par exemple instauré un rendez-vous hebdomadaire : le personnel du TJP est convié, tous les mardis, à des séances de chant, de Pilates ou de boxe collectives. Une méthode qu’elle applique également à ses équipes artistiques. Kaori Ito travaille actuellement sur Chers où les différents interprètes convoquent des fantômes, l’esprit de celles et ceux qui ne sont plus. Ils répètent et construisent « une utopie » entre eux en établissant des moments de « training, d’entraînement physique et mental ».
Nothing Compares 2 U
Dans l’appartement de Kaori, tous les objets deviennent grigris, vestiges qui la plongent dans le passé, la fixent au présent ou la projettent : céramiques de maman, dessins représentant son papa, figurines Spiderman du fiston, pierres pas précieuses ramassées, éventails utilisés lors de la cérémonie du thé, mini-crêche péruvienne, photo jaunie d’elle en tutu… Dans cet « ensemble méditatif », il y a une boîte à musique jouant « Nothing Compares 2 U » de Jimmy Scott, offerte à Kaori Ito par Alain Platel des Ballets C de la B, il y a une quinzaine d’années, au moment de la création d’Out of Context – for Pina, à Bruxelles. Un vieux souvenir exhumé ? Non, un spectacle tout en convulsions qui tourne toujours, dans le monde entier. Les interprètes, « d’une moyenne d’âge de presque 50 ans » y dansent frénétiquement dans le plus simple appareil. « Nous allons vieillir ensemble, en slip et bikinis », rigole Kaori. En sous-vêtements, mais vaillants.
Les prochains spectacles de Kaori Ito au TJP
06 —> 09.12
Chers, au TJP Grande Scène
21 —> 23.03.24
Robot, l’amour éternel (dans le cadre des Micro Giboulées), au TJP Grande Scène
14 —> 20.04.24
Le Monde à l’envers (sur d’immatures super-héros), au TJP Petite Scène
La dernière création de Kaori Ito (présentée au TJP en novembre 2023)
Waré Mono (sur l’art japonais du kintsugi qui consiste à réparer tout en laissant les blessures visibles)
Par Emmanuel Dosda
Photos Christophe Urbain