Le Lierre et l'Araignée de Grégoire Carlé

À travers Le Lierre et l’Araignée, Grégoire Carlé décrit comment des gamins ont mis des grains de sable dans le rouage de l’occupation nazie à Strasbourg et ont contribué à faire basculer l’Histoire. Parmi grandes planches contemplatives et cases narratives grouille tout un bestiaire, nagent les anguilles et volent les rapaces, tandis que la mygale tisse sa toile. 

Illustration Roxane Lumeret, portrait de Grégoire Carlé pour Zut

1994. Le jeune Grégoire est heureux. Paisible partie de campagne chez Pépé, méduses en plastique translucide aux pieds, infinies « grandes vacances » estivales qui rendent nostalgique le lecteur ayant oublié le goût de l’ennui. L’encre de Chine se mêle à l’aquarelle colorée pour dépeindre un cadre lumineusement bucolique. Chasse au lapin. Pêche à la mouche, à la source où « les souvenirs jaillissent des profondeurs ».

1939. Face à l’appétit vorace des troupes venues d’outre-Rhin et sous le sourire narquois de la Grande Faucheuse, les Strasbourgeois, le couteau tranchant de la peur planté dans le bide, quittent une ville dont « les rues appartiennent désormais aux animaux errants ». Drôles d’oiseaux de malheur, drôle de guerre… Une croix gammée, noire comme une menaçante araignée déployée, flotte sur la flèche de la cathédrale et « la bête en personne », Hitler, observe la scène depuis son quartier général en Forêt-Noire, son berger allemand à ses bottes. Grégoire Carlé pose le décor. Le contexte dans lequel son grand-père évolua. Et se battra pour préparer le terrain aux forces alliées.

2020. Durant une trop longue période covidienne, Grégoire se lance dans cette vaste entreprise de mémoire retranscrite sur 200 pages évoquant les pastels de Monet, la palette rocheuse de Courbet ou même les pièces de viande de Rembrandt. Contraint, forcé ou délibérément, le diplômé en 2007 de l’école des Arts décoratifs se terre dans son trou (zombie) pour mener son projet d’envergure : faire entrer une sombre épopée alsacienne dans « le roman national » ; montrer l’héroïsme humble de son grand-père et l’ériger en exemple. On passe du silence des poissons de rivière ou au calme régnant sous les grands chênes protecteurs au fracas des grenades et au claquement des tirs, et allons à la découverte d’un jeune homme révolté de 16 ans, trop vite incarcéré à Schirmeck dans un camp de rééducation, puis contraint « malgré lui » à enfiler l’uniforme de la Wehrmacht.

Photo DR

1940. Le grand-père de Grégoire et sa bande d’adolescents jouent dans les bois, font les 400 coups et tombent, dans un fort non loin de la capitale alsacienne, sur un arsenal de grenades. Après s’en être servi pour pêcher (on dégoupille et il n’y a plus qu’à ramasser les poissons -éparpillés), les ados fondent le petit groupe de résistants La Feuille de Lierre, en hommage à la plante qui « rampe dans l’ombre » pour aller titiller l’aranéide nazi et préparer le grand soir victorieux. Afin de se « reconnecter » à son histoire familiale, Grégoire Carlé doit se documenter : livres d’occasions glanés, exemplaires des Saisons d’Alsace achetés, puis témoignages recueillis auprès de proches de figures de la résistance. Petit à petit, il a « vu apparaitre le fantôme » de celui qui lui avait caché ses (més)aventures juvéniles. Pourquoi ce silence de brochet très tôt pris dans le torrent de l’Histoire ? « La transmission ? Ça n’existait pas dans notre région où on préférait mettre tout ça sous le tapis. Il m’a vaguement parlé de son incorporation de force dans un mélange de pudeur et de culpabilité… » Au sein de La Feuille de Lierre et aux côtés du mouvement La Main noire, les garçons perdent vite leur enfance, passant du jeu au vrai combat. L’innocence, voire l’inconscience due à leur âge, les aide sans doute dans l’accomplissement de leurs actes. La colère aussi. « Les nazis ont volé leur jeunesse : ceci a alimenté un désir de justice. » 

2024. Son ouvrage enfin entre les mains, Grégoire Carlé confie avoir été « guidé par le récit. Raconter des histoires : c’est ma motivation première ! » Même s’il ne s’interdit pas ce qui faisait le sel d’une bande dessinée comme l’onirique Trou Zombie (L’Association), co-réalisée avec Sylvestre Bouquet : dépeindre une nature luxuriante et mystérieuse, hantée par insectes et animaux en pagaille, plongée dans un brouillard métaphysique. « J’ai grandi avec la nostalgie de la forêt que le lit du Rhin venait féconder. Les champs de maïs à perte de vue l’ont remplacée et les êtres faisant partie de cet écosystème en ont été chassés, tels Adam et Eve du Paradis… » La mémoire s’estompe, le paysage se transforme et les griffes nationalistes continuent à se resserrer partout dans le monde. Les pages du roman graphique fleuve de Grégoire aident à garder espoir. 


Grégoire Carlé, Le Lierre et l’Araignée.
Aire Libre/Dupuis

dupuis.com

À l’occasion du Festival Central Vapeur, exposition de planches originales de la bande dessinée à la librairie Le Tigre
24.04  31.05

Rencontre/vernissage
26.04 / 18 h
centralvapeur.org

Expositions dans le cadre des Rencontres de l’illustration (médiathèque André-Malraux, Galerie Heitz, musée Tomi-Ungerer, Haute École des arts du Rhin…) et de Strasbourg Capitale Mondiale du Livre UNESCO
lirenotremonde.strasbourg.eu


Par Emmanuel Dosda / Illustration Roxane Lumeret