ZUT, v’la Dosda !
chez Stéphane Roth, directeur du festival Musica

Stéphane Roth est directeur du festival Musica – 40 bougies cette année ! – depuis 2019 et son retour de la Philharmonie de Paris en terres alsaciennes. Nous le savions jovial, mais nous découvrons un esthète vivant dans un intérieur au mobilier moderniste qu’il retape lui-même afin de renouer avec son passé d’ouvrier du Sundgau. À la chaîne, à la ligne…

Le vinyle de Brian Eno, "Discreet music". ©Christophe Urbain
Le vinyle de Brian Eno, "Discreet music". ©Christophe Urbain

Mate les godasses ! « Hey, c’est les mêmes Jordan qu’Eminem ! Le flow en moins… » Excellente et adolescente manière de briser la glace lorsqu’on pénètre chez le directeur de Musica, festival de musique contemporaine à l’extrême exigence qui fête son 40e anniversaire (1983-2023). Large sourire, tignasse attachée, il nous reçoit dans son appartement de l’avenue de Colmar qu’il prétend avoir « vaguement rangé » avant notre arrivée. Rien ne semble cependant jamais dépasser ici : seuls éléments anarchistes de son appart au design moderniste, un ouvrage sur Stockhausen posé sur la table à manger, quelques stickers Musica, un bouquin sur l’afro-futurisme gravitant au-dessus d’une pile bancale de livres – Susan Sontag, David Foster Wallace, Christian Marclay… L’extrêmement relax Discreet Music de Brian Eno tient bien son rôle en tournant sur la platine vinyle. Épris de design, Stéphane collectionne un créateur néerlandais adepte des lignes épurées et des matières boisées, entre Eames et Prouvé, dont il s’est récemment « entiché », Cees Braakman (1917-1995). Le hobby du moment ? S’essayer à la rénovation de ces pièces de mobilier des années 1950, se former à la tapisserie… Car cet intellectuel féru de musique répétitive, de peinture (de Bosch à Basquiat en passant par Hogarth), de littérature et de philosophie, ancien directeur éditorial de la Cité de la musique et de la Philharmonie, s’avère être avant tout un « manuel, doté de grandes paluches d’ouvrier ».

Stéphane Roth ©Christophe-Urbain

Créer du sens, faire effet

Stéphane a toujours un pied-à-terre à Paris, « près du siège du PC de Niemeyer », précise-t-il. « Pour moi, Paris n’est pas le centre du monde… et je vis surtout dans les 19e et 20e arrondissements : je ne traverse presque jamais la Seine. » Il perçoit « une continuité entre l’est parisien et Strasbourg ; continuité sociale, culturelle… qui a ses origines, puisque le 19e arrondissement était beaucoup peuplé d’Alsaciens et d’Allemands jusqu’à la Première Guerre. » Quant à l’Alsace, « elle est pleine de paradoxes, à la fois riche de culture et innovatrice, mais aussi conservatrice, voire marquée par une xénophobie rampante. » Selon lui, « Strasbourg est une cité de sens, une ville de traces. Elle est chargée de styles dans son architecture comme dans ses comportements ou son bilinguisme. Elle est bien plus créolisée qu’elle ne le semble, v’tami ! Et bien sûr marquée par le conflit. Notre région a été longtemps un Donbass. Il faudrait le garder à l’esprit… Bien qu’inégalitaire, Strasbourg est par essence une ville-refuge où toute la misère, toute la richesse du monde a sa place. » Alors la politique, bientôt ? « À Strasbourg ou ailleurs, je pense finir par m’engager en tant que citoyen pour défendre certaines idées, quitte à faire 0,5 % dans les urnes. » Il revient dans le présent : « Pour moi, Musica n’est pas qu’un festival : je cherche à plugger des éléments de sens épars et faire effet, créer du bizarre pour faire bouger des lignes. »
On se rappelle alors le concert des ex-Diabologum, en 2021, ayant mis en musique les Feuillets d’usines de Joseph Ponthus, intello précaire contraint à l’intérim dans des abattoirs. Ponthus écrivait comme il bossait, à la chaîne, à la ligne, tandis que son corps se fracassait.

Les deux guitares de Stéphane Roth ©Christophe Urbain
Les deux guitares de Stéphane Roth, rangées tranquillement à leur place. ©Christophe Urbain

Des volets roulants à Olivier Messiaen

L’histoire de Ponthus fait quelque peu écho à la trajectoire de Stéphane Roth qui a grandi « aux portes du Sundgau », passé un bac technique et bossé à l’usine : volets roulants, presses à injection, chimie… La musique est l’échappatoire au quotidien de manœuvrier. Il n’évolue pas dans un milieu musical, mais se met au saxo, puis à un très large éventail d’instruments : « J’étais médiocre dans l’usage de tous, mais au total, ça faisait une bonne moyenne », rigole-t-il aujourd’hui. Remonté comme l’horloge astronomique de la cathédrale, Stéphane quitte son giron pour Strasbourg, ville qu’il trouve « trop bourgeoise », mais qui l’aimante. « J’ai eu un bon mood à l’université », ressentant une irrépressible envie d’apprendre. Son appétit de savoir le conduit à mener plusieurs cursus simultanément : musico, histoire de l’art, sciences du langage et des incursions en philo, socio… Petit à petit, il « développe une stratégie » pour construire sa culture, citant au passage Le Degré zéro de l’écriture de Roland Barthes. En 2002, l’étudiant passionné découvre Écoute. Une histoire de nos oreilles, essai de Peter Szendy qui explique sa démarche ainsi : « J’ai voulu savoir d’où elles me venaient, ces oreilles que je porte et que je prête. Quel était leur âge ? Que devais-je, que pouvais-je faire avec elles ? De qui les tenais-je, à qui en étais-je redevable ? » À partir de ce moment, Stéphane cesse de « jouer » de la musique et « assume d’être avant tout un auditeur. »

Stéphane Roth devant sa bibliothèque. ©Christophe Urbain
Stéphane Roth ©Christophe Urbain

« D’Abba à Stockhausen, il n’y a qu’un pas »

Dans la maison familiale, il y avait quelques cassettes – Abba, Elvis, la musique militaire du huitième régiment de hussards d’Altkirch… – mais guère plus. Puis il y a eu Zappa, Red Hot, Nirvana, le jazz… Et la musique dite contemporaine grâce à Musica qu’il découvre en 2001, ainsi que Jazzdor dont il ne rate pas une édition, pas une note, durant ses années d’études. « J’étais vierge et je découvrais Louis Sclavis, Peter Brötzmann – la claque –, Heiner Goebbels, Georges Aperghis, Kaija Saariaho… Finalement, d’Abba à Stockhausen, il n’y a qu’un pas ! » Le programmateur qu’il est devenu n’a pas oublié l’auditeur. Pour la prochaine édition de Musica, il a lancé un « avis de recherche » pour trouver des « boomers, enfants des Trente Glorieuses », témoins de l’année de naissance du festival, 1983. Ainsi, Véronique Boyer, Bernard Pfister, Alain Harster, Louis Piccon, Violaine Bouttier, Françoise et Vincent Barret ont rejoint l’équipe pour participer à la programmation du cru 2023. Un festin rétrospectif – mais pas que – avec des brèches inédites ouvertes dans les murs de la musique contemporaine, comme ces jeunes musiciennes palestiniennes à écouter Au pied du mur et rencontrées dans le camp d’Aida à Bethléem, « dans une cave, dans un contexte de méga-baston et de lacrymo ». Le 40e anniversaire de Musica ? Des larmes, ok, mais pas de lacrymogène !


Festival Musica, du 15 septembre au 1er octobre 2023

dans divers lieux :
— au CEAAC (exposition « Colère divine »),
— à La Laiterie (soirée d’ouverture),
— à l’Opéra national du Rhin (Don Giovanni aux enfers de Simon Steen-Andersen),
— au Hall Grüber du TNS (A-Ronne de Luciano Berio),
— au Palais des fêtes (La Nuit Jean Catoire),
— en l’église Sainte-Aurélie (Quatuor Arditti),
— au TNS (KV385 de Séverine Chavrier et Pierre Jodlowski),
— en l’église Saint-Paul (Sonic Temple vol. 5 : la lutte libre),
— à La Pokop (Safe Place),
— à POLE-SUD (Answer Machine Tape, 1987 de Philip Venables),
— mais aussi à Bâle pour la clôture du festival le 1er octobre.

festivalmusica.fr


Par Emmanuel Dosda
Photos Christophe Urbain