Zut, v’là Dosda ! Chez Caroline Guiela Nguyen, directrice du TNS

Le théâtre, un métier à tisser ? Avec son dernier spectacle, LACRIMA, la nouvelle directrice du TNS met en lumière des femmes et des hommes qui nouent et dénouent des liens. Elle salue des artisans du monde dont les récits s’entrelacent. La programmation 24-25 de Caroline Guiela Nguyen est ainsi : un fil coloré qui relie les générations, cultures, nationalités et genres. Pour en parler, rendez-vous dans son appartement, en faisant attention à ne pas marcher sur les jouets qui jonchent le parquet d’un lumineux intérieur capharnaümesque. 

Zut, v’là Dosda ! chez Caroline Guiela Nguyen
Caroline Guiela Nguyen. ©Christophe Urbain
Zut, v’là Dosda ! chez Caroline Guiela Nguyen
©Christophe Urbain

Nous croisons Caroline en bas de chez elle, à deux pas du TNS. D’ailleurs, toute sa garde rapprochée, membres de son ancienne compagnie Les Hommes approximatifs, habite dans ce périmètre. Les bras chargés – poireaux, jus de fruit, yaourts… – elle court derrière une tornade haute comme trois pommes prénommée Liv. La grand-mère de la fillette nous accueille à l’entrée – enfin, son portrait, placé dans un « temple des morts », selon la tradition vietnamienne. Cet humble mausolée est toujours allumé, comme dans les salles de théâtre où la servante veille lorsque artistes et publics ont déserté les lieux. 

L’espace est vaste, mais « pas encore optimisé », admet la directrice du Théâtre national, fraîchement installée à Strasbourg depuis son déménagement de Romainville, en banlieue parisienne. « Je suis terriblement bordélique, ce qui rend fou mon mari. » Des fils dénudés pendent du plafond et des cartons, ligotés par plusieurs couches de solide ruban adhésif, traînent ici, là. « Je déballerai tout ça lorsque j’aurai du temps. Le problème, c’est que je garde tout, comme ces anciennes photos de familles chinées sur eBay… Surtout, j’archive les différentes étapes de ma vie, je conserve l’ensemble des cahiers d’écriture qui m’accompagnent de la genèse à la création de mes spectacles. »

Zut, v’là Dosda ! chez Caroline Guiela Nguyen
©Christophe Urbain

Bombe lacrymale 

Son mobilier ? « Sans valeur sentimentale ! Hormis une commode ouvragée héritée de ma mère » placée à côté de son lit, simple matelas sans sommier. Au-dessus de son bureau est épinglée une multitude de cartes postales de fleurs et photographies de bouquets multicolores. « J’adore les plantes, mais j’oublie toujours de les arroser », se désole-t-elle. Partout, des monceaux de livres ou des tas de journaux. Des poupées et parures fake de princesse composent un véritable champ de mines prêtes à exploser dans un éclat de paillettes roses et dorées. De quoi nous remémorer LACRIMA, pièce de plus de trois heures vue « en avant-première » quelques jours avant notre visite. Un spectacle netflixien construit comme une série en plusieurs épisodes durant lesquels une capricieuse princesse d’Angleterre commande une somptueuse robe de mariage qui mobilisera un atelier de haute couture parisien, des dentelières d’Alençon, garantes d’une tradition qui s’éteint à petit feu, et un brodeur mutique de Mumbai. 

Les lourds rideaux aux couleurs unies qui pendent aux fenêtres diffusent de discrètes teintes aux diverses pièces, pourtant immaculées, du logement. Comme un écho aux choix scénographiques de LACRIMA, où comédiennes et comédiens baignent dans « trois subtiles variations de blancs », en fonction de la géographie des actions de cette fiction chorale qui prend aux tripes, joue sur les nerfs et titille nos cordes sensibles. 

« J’archive les différentes étapes de ma vie, je conserve l’ensemble des cahiers d’écriture qui m’accompagnent de la genèse à la création de mes spectacles. »

Zut, v’là Dosda ! chez Caroline Guiela Nguyen
©Christophe Urbain

Les Indes élégantes 

L’an passé, la directrice du TNS et metteuse en scène a fait le voyage jusqu’en Inde pour s’approcher des artisans et de leur savoir-faire, admirer la « beauté folle, bouleversante » des broderies, oeuvres de ces « gens de l’ombre ». LACRIMA se prosterne devant les gestes précis qui se perdent, l’amour du travail minutieux, les métiers manuels passionnés… parfois jusqu’à l’usure des corps et des esprits. LACRIMA honore le pouvoir du costume : actrices et acteurs jouent plusieurs rôles, se déroulant en divers temps et différentes localisations. Il leur suffit d’enfiler une veste ou une coiffe pour changer de nationalité, de statut social. De personne. 

Zut, v’là Dosda ! chez Caroline Guiela Nguyen
©Christophe Urbain

Réparer

Caroline, dont les placards débordent de fringues, accessoires et bijoux, s’est inspirée d’expositions, de livres empilés sur la table basse du salon (parmi stickers fluos et bagues argentées avec diams en toc) : un ouvrage sur le travail de la plasticienne japonaise Rieko Koga, qui coud des messages (de paix, d’amour…) sur des pièces de tissu, ou le catalogue de Mimosa Echard, qui exposa, il y a deux ans, un patchwork panoramique et chromatique au Palais de Tokyo. L’esthétique de LACRIMA est cependant davantage « clinique » que « mosaïque » : l’atelier de la maison de couture parisienne a presque la semblance d’une salle opératoire où l’on « soigne » méticuleusement la précieuse robe de mariage royale. Un lieu de création policé où le vouvoiement est de mise et les secrets trop bien gardés… jusqu’au burn-out à l’inévitable secousse sismique. L’éruption volcanique.

Zut, v’là Dosda ! chez Caroline Guiela Nguyen
©Christophe Urbain

Hospitalité 

L’imbroglio rapiécé cher à Caroline Guiela Nguyen se retrouve dans la saison 24-25, qui détricote de sévères et impressionnants codes : même le nouveau logo du TNS a pris la forme d’un coeur battant plein de promesses, grand ouvert à tous les publics, addicts ou néophytes. Sa directrice a cousu main une programmation qui rassemble activistes féministes hardcore (Beretta 68 du Collectif FASP), prisonnières amoureuses cloitrées (Inconditionnelles de Kae Tempest et Dorothée Munyaneza) ou clown antifasciste (On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie d’Éric Feldman et Olivier Veillon). 

Le TNS défait les frontières entre art majeur – avec un « m » comme le Molière de David Bobée – et culture pop – avec un « p » comme porno-activiste, une des mille vies de Cécile, dans le spectacle de Marion Duval. Il mixe grande forme « généreuse et inventive » (le dystopique Ring de Katharsy d’Alice Laloy), comédie musicale rock stupéfiante (Los días afuera de Lola Arias) ou stand-up performatif (le diptyque de Laurène Marx qui « interroge les marges »). 

« Hospitalité. » Ce leitmotiv n’est pas vide de sens pour Caroline Guiela Nguyen qui évoque également Rectum Crocodile de Marvin M’toumo, metteur en scène hyper-polyvalent, créateur de ses costumes de scène ayant conçu des vêtements pour sa propre griffe ou auprès de Jean Paul Gaultier. « Marvin décolonise la pensée », affirme Caroline avant que Liv ne réclame son goûter. Zut, il faut partir et on a oublié de servir le thé. 


Premiers rendez-vous de la rentrée 

Du 24.09 au 03.10 LACRIMA de Caroline Guiela Nguyen
Salle Koltès 

Du 08.10 au 18.10
Beretta 68 du Collectif FASP
Salle Gignoux 

www.tns.fr


Par Emmanuel Dosda
Photos Christophe Urbain