Melting Popote

La table rassemble et la cuisine rapproche, jusqu’à servir de lien social et faire tomber les frontières en ramenant du sens. Mais la cuisine peut aussi favoriser le retour à l’emploi et la formation, tout en luttant contre l’isolement. Plein feu sur ces initiatives engagées sur le territoire qui font du bien et du bon !

Liana, une cuisinière georgienne, en train de préparer un khachapuri dans les cuisine du Pecora Negra.
Liana, cuisinière originaire de Géorgie, a rejoint l’équipe de Pecora Negra le temps d’un service et revisite le khachapuri, une sorte de pain au fromage et à l’œuf géorgien ©Christophe Urbain

Nourrir pour se nourrir

Les dispositifs d’insertion se multiplient et utilisent la cuisine comme levier, à commencer par l’association Stamtish dont nous avons déjà parlé dans nos pages. Ce réseau solidaire par l’assiette vise à faciliter l’inclusion sociale et professionnelle de celles et ceux qui en sont éloignés, à commencer par les personnes issues des migrations. Le réseau mène des actions toute l’année mais c’est le Refugee Food Festival, dont Stamtish est colporteur de projet à Strasbourg, qui lui donne une vraie visibilité auprès du grand public. Au mois de juin, nous avons participé à la huitième édition de ce temps fort, inscrit dans le cadre de la Semaine des Réfugiés.
La joyeuse brigade de Stamtish est métissée et les influences culinaires viennent des quatre coins du monde. Certains ont aujourd’hui ouvert leur propre restaurant, comme Hussam, à l’origine de Damasquino (littéralement « petit Damas »), dédié aux spécialités syriennes. Un exemple de réussite et une fierté pour l’équipe qui l’a accompagné jusqu’à son ouverture. Laura Suffissais, la présidente de Stamtish nous éclaire sur la situation : « Il faut savoir que la plupart de nos cuisiniers n’avait pas le même métier dans leur pays d’origine. Certains étaient dans le médical ou la gestion d’entreprise. La gastronomie est un patrimoine immatériel qui est facile à mettre dans ses bagages quand on quitte son pays. » Et pourtant, savoir cuisiner à la maison pour ses proches et savoir reproduire les plats traditionnels de son pays ne sont pas forcément des compétences suffisantes pour s’intégrer dans l’équipe d’un restaurant français. Et c’est en cela que Stamtish occupe le rôle déterminant d’accompagnateur, entremetteur et facilitateur, pour garantir les meilleures conditions de travail et d’intégration à ces cuisiniers qui ont le droit de travailler mais ne possèdent pas de papiers français.

Ce midi c’est Liana, cuisinière originaire de Géorgie, qui a rejoint l’équipe de Pecora Negra le temps d’un service. Elle revisite le khachapuri, une sorte de pain au fromage et à l’œuf géorgien, prenant pour l’occasion des allures de pizza. L’ambiance est joyeuse dans cette cuisine ouverte qui est déjà très cosmopolite. La brigade est souriante et chaque poste est bien organisé pour faciliter cette rencontre culinaire à plusieurs mains. Et le résultat semble ravir l’ensemble des convives, dont la plupart ne savaient pas que le Refugee Food Festival avait investi le restaurant. « Nous travaillons avec des restaurants qui ont une vraie démarche d’insertion. On évite le social washing à tout prix », explique Laura avant de renchérir : « Ces restaurants ont déjà une clientèle fidèle et installée, ce n’est pas le festival qui leur ramène du monde mais les clients qui s’ouvrent à cette démarche solidaire, visant à lutter contre les discriminations.
Dans le viseur de l’association, l’ouverture future à Strasbourg d’un établissement inclusif et solidaire de cuisine du monde, un projet triporté aux cotés de Coopalim et Kooglof. D’ici là, les actions ne manquent pas, comme les ateliers de cuisine participative organisés avec les associations ou établissements partenaires (Les Petites Cantines ou La cuisine de demain, qui prête ses fourneaux aux cuisiniers de Stamtish) ; et plus récemment le développement d’un escape game culinaire pour vivre une expérience food insolite, en s’éveillant à la diversité culturelle par le goût.

Nacéra Iciakhene, tout sourire à la brasserie Boëhm, entre deux services.
Nacéra Iciakhene, fraîchement diplômée à 48 ans, à la brasserie Boëhm. ©Christophe Urbain

Transmission et révolution

Ce lundi 19 juin au centre de formation du Greta, l’émotion des invités est palpable. Une remise de diplômes pas comme les autres vient récompenser dix femmes aux parcours différents, qui célèbrent ensemble la réussite de leur formation dans le cadre du dispositif Des Étoiles et des Femmes. Elles font la fierté de leur famille mais aussi des chefs présents, qui leur ont ouvert les portes de leur cuisine pendant une année de stage. 100 % de réussite pour ces jeunes diplômées de tout âge qui ont toutes retrouvé un emploi dans la restauration.
Porté en local par Les Jardins de la Montagne Verte, le dispositif Des Étoiles et des Femmes lancé par le chef Alain Ducasse, s’est déployé depuis 2015 dans treize villes en France. Il vise à favoriser le retour à l’emploi de femmes qui en sont éloignées, dans le milieu de la gastronomie où elles sont sous-représentées. Conditionnant jusque-là l’accès aux femmes issues des quartiers populaires, les critères de sélection pour rejoindre la quatrième promotion qui débutera en octobre prochain se sont élargis. Pour avoir la chance de faire partie des douze élues, il faut être une femme majeure avec un niveau infra-bac ou être titulaire de diplômes non reconnus en France. Mais la motivation est de loin le critère le plus important de ce parcours de formation intensif, gratuit et diplômant. À la clé, un CAP cuisine avec l’accompagnement et le soutien des équipes de l’association. « Notre mission est de lever tous les freins qui pourraient porter entrave au retour à l’emploi de ces femmes. Nous sommes là pour trouver des solutions afin que rien ne les empêche de suivre cette formation : aides au logement, à la garde d’enfants, cours de français, etc. », explique Sophie Quignon, coordinatrice du projet Des Etoiles et des Femmes à Strasbourg. L’objectif est aussi de lutter contre l’isolement de certaines élèves et favoriser leur émancipation en intégrant les cuisines d’un restaurant.

C’est le cas de Nacéra Iciakhene, fraîchement diplômée à 48 ans et qui a rejoint la brasserie Boëhm dès son ouverture en mars dernier. À son sourire communicatif qui ne la quitte pas, on la sent à sa place et fière du travail accompli depuis l’obtention de son CAP. « Je travaillais déjà dans la restauration depuis longtemps, mais je n’avais pas de diplôme et ça me limitait dans ma recherche d’emploi », confie la cheffe de partie au froid de la brasserie strasbourgeoise. Son actuel chef, Julien Wolff, affirme que Nacéra a apporté une certaine stabilité dans l’équipe et s’est déjà engagé à intégrer une future stagiaire dans ses cuisines : « Une brasserie c’est un super apprentissage, où on apprend les bases culinaires de la gastronomie française, la rigueur et l’organisation. » Cette transmission, la cuisinière en est extrêmement reconnaissante auprès de son chef de l’époque, Denis Vetter du restaurant L’ID à Lingolsheim, qui l’a accueillie en stage : « Le chef m’a fait confiance et m’a poussée. J’ai grandi grâce à lui. Il m’a donné la force d’y arriver. Même aux yeux de mes enfants, je les sens fiers d’avoir une maman qui est allée au bout. » Cette détermination transpire chez Nacéra qui est là pour apprendre et avancer : « Un jour je serai cheffe et j’y arriverai. Ce n’est qu’une question de temps ! »


stamtish.com
desetoilesetdesfemmes.org


Par Caroline Levy
Photos Christophe Urbain